mardi 8 mars 2022

Rhizomiques #101

Akk daleela wann 
Yeth manz neh kahn halai aasi
Na aes soh kunni junglas manz roazaan
 
C’était ce que sa fille lui disait le soir, allongée près de lui sur le tapis, adossée à un traversin en velours râpé (…), imitant exactement la posture de son père, jambe gauche repliée, cheville droite contre genou gauche, son tout petit poing dans la vaste paume de Musa. Akk daleela wann. Raconte-moi une histoire. Puis elle la commençait elle-même, la criait dans la nuit obscure du couvre-feu. Son ravissement rauque s’échappait en dansant par la fenêtre et secouait la torpeur de leurs voisins. Yeth manz neh kahn halai aaso ! Na aes soh kunni junglas manz roazaan ! Il n’était pas une sorcière et elle ne vivait pas dans la forêt. Raconte-moi une histoire et peut-on couper la partie barbante sur la sorcière et la forêt ? Peux-tu me raconter une vraie histoire ?
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Elle me demande : Est-ce que tu commences tes histoires par "Il était une fois" ? Je lui réponds : Non, je les commence par "Il était plusieurs fois". Ce n’est pas comme ça qu’on commence les histoires, m’apprend-elle, mais tu pourrais essayer par "Jadis". Parce que "Jadis", ça veut dire il y a encore plus longtemps que longtemps. Je l’ai appris à l’école. Et c’est quoi, plus longtemps que longtemps ? C’est la mort à l’envers, me répond-elle. 
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J’ai demandé à ma mère pourquoi nous ne pouvions pas avoir de livres et elle a répondu : « Le problème avec un livre, c’est qu’on ne sait jamais ce qu’il contient avant qu’il ne soit trop tard. »
« Trop tard pour quoi ? » me suis-je interrogée.
J’ai commencé à lire des livres en cachette – je n’avais pas le choix – et chaque fois que je tournais une page, je me demandais si cette fois, il serait trop tard ; un dernier trait (un dernier jet) qui me changerait à jamais, comme la bouteille d’Alice, ou les potions formidables dans docteur Jekyll et Mr Hyde, ou le liquide mystérieux qui scelle le destin de Tristan et Iseult.
 
Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Nathalie Kuperman (in Les raisons de mon crime)
& Jeanette Winterson (in Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?)