jeudi 3 mars 2022

Attentives #22 / Rhyzomiques #100 bis

J’ai regardé ma mère prendre son temps pour ramasser les peluches éparpillées dans la chambre et les déposer sur le fauteuil à bascule dans le coin. Elle a mis l’ours sur les genoux de l’épagneul. Elle a accroché le singe à l’un des barreaux du dossier, tenu par ses mains en Velcro. Elle a fait un tas de lions. C’était tellement réconfortant de la voir se préoccuper de chaque espèce.
« Je laisse la lumière allumée, Francie ? a-t-elle demandé sur le seuil de la chambre, près de l’interrupteur.
- Non, merci.
- Tu es sûre ?
- Sûre.
- Tu veux d’autres animaux avec toi dans le lit ?
- Non.
(…)
- Tu serres Nounours fort contre toi si tu as besoin, d’accord ?
- D’accord.
- Bonne nuit, ma biche. Je t’aime.
- Bonne nuit. »
(…)
D’abord, j’ai remué les bras et les jambes jusqu’à ce que Nounours tombe de l’oreiller et retourne sur la moquette. Puis je me suis levée en silence, sur la pointe des pieds sans faire de bruit, et j’ai rejoint le fauteuil à bascule où il ne m’a fallu que quelques gestes de la main pour que tous les animaux retombent eux aussi par terre.
(…)
« Mon Dieu ! Comment se fait-il qu’elles soient par terre ?
- Je ne sais pas.
- Et toutes, en plus. Attends, je vais allumer une seconde.
- Je me suis déplacée dans le noir et je crois qu’elles sont tombées.
- Tu te déplaçais dans le noir, Francie. C’est vrai, ça ?
- Un peu.
- Il faut faire attention, ma chérie. Tu pourrais te cogner. Tu vois, une veilleuse serait vraiment utile…
- J’en veux pas.
- Bon, laisse-moi ranger, d’accord ?
Elle s’est penchée pour ramasser les peluches Ses jolis pieds, le vernis rouge écaillé sur ses orteils. « Oh, regarde ça – Nounours aussi !
- Je vais prendre Nounours.
- Bon, c’est mieux comme ça. On éteint.
- Bonne nuit, maman. Merci.
- Bonne nuit, mon cœur.
- Je t’aime, maman. »
Elle redevenait elle-même. « Merci, merci. Je t’aime aussi. Je t’aime tellement.
- Je peux dormir maintenant.
- Dors, ma petite fille. Fais de beaux rêves. »
(…)
Je me suis assise devant Nounours, et j’ai planté le pic dans le ventre brun et doux de l’animal pour percer le coton. J’ai déchiqueté le tissu jusqu’à pouvoir arracher le rembourrage en polyester blanc, et j’ai vidé l’ours dont les yeux se sont enfoncés et le corps s’est affaissé. (…) J’ai pris les peluches les unes après les autres, des cadeaux reçus au fil des ans pour des anniversaires ou durant des vacances, le singe, le lapin, le chien, le deuxième ours, le lion, le deuxième lion, j’ai enfoncé la pointe dans leur corps, découpé leur fourrure, jeté leur intérieur pelucheux, regardé leur forme expirer et s’effondrer. Je me souviens que je me sentais vraiment regonflée et libérée par ces gestes, comme si j’avais eu une bonne idée, une idée utile qui aiderait ma mère à comprendre la différence entre un jouet et une personne, que je l’éclairais peut-être sur la réalité, sur ce qui constituait la réalité (…). Il fallait lui montrer qu’elle n’était pas obligée de les empiler tous les soirs sur le fauteuil avec autant de sollicitude, qu’elle pouvait les jeter, les laisser tomber sur le ventre, qu’il s’agissait d’objets et non de gens, qu’ils n’allaient pas étouffer parce qu’ils n’avaient pas de poumons.
 
Aimée Bender (in Un papillon, un scarabée, une rose)