lundi 17 octobre 2022

Rhizomiques #116

Sur l’écran sont projetées en simultané des centaines de vidéos, passant du noir et blanc à la couleur. Elles montrent des femmes qui entrent dans des pièces et qui en sortent ; qui se font attraper par des silhouettes sans visage. Qui écartent les jambes sur des meubles et sont prises en photo : ligotées à des rails, giflées avec violence. Des centaines de femmes en gros plan, les larmes aux yeux, les traits figés, leurs visages d’une ressemblance confondante. En coda, une scène unique tourne en boucle : une femme qui se prend un coup de poing en pleine figure. Du sang lui jaillit des narines, elle sourit. « Tu m’aimes, déclare-t-elle, étendue par terre. Ça veut dire que tu m’aimes vraiment. » 
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L’homme sanglote de fureur. Oh, il n’avait pas l’intention de lui donner des coups de pied. 
Sa faute à elle, la faute de la femme. Qui a provoqué ses pieds pour qu’ils la frappent. Pas sa faute à lui, mais à elle. De le transformer en bête alors que c’est elle, la femelle, qui est la bête, la chose bestiale. Comment peut-il lui pardonner ! 
Voyant qu’elle reste allongée, immobile, paralysée de terreur, il cesse de la frapper. Épuisé, haletant, il se radoucit. Mais continue malgré tout à la blâmer – « Toi ! C’est toi qui as fait ça. Ton âme ira en enfer, espèce de garce. » 
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Je sentis alors des lèvres et un menton poilus sur ma bouche. Près de mes oreilles, il émit de petits grognements, tel un cochon cherchant des truffes. Du moins c’est ainsi que j’imaginais un cochon cherchant des truffes. Je prenais beaucoup de plaisir.
 
Nicole Flattery (in L’avortement. Une histoire d’amour) 
& Joyce Carol Oates (in Comme un fantôme : 1972)
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

jeudi 13 octobre 2022

Rhizomiques #115

Elle portait un minuscule short en soie bleu marine, laissant carrément entrevoir le bas de ses fesses, qui dépassaient juste un tout petit peu. Ça donnait une envie presque irrésistible de les toucher. Tout ce qu’elle disait passait à travers le filtre de la conscience qu’elle avait de son superbe cul, les mots qu’elle prononçait étaient quasiment secondaires comparés à la splendeur sous ce short. Pratiquement comme si elle n’était qu’un support pour cul et short. 
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Ils nous salueraient, s’empresseraient de venir bavarder, sous-entendraient que nous étions de vieux amis, et je froncerais un peu les sourcils comme si j’essayais de me remémorer si nous nous étions déjà rencontrés. Je ferais part de mes regrets en souriant. Je feindrais de ne pas me rappeler. Le photographe qui ordonnait d’enlever le haut quel que soit le sujet de la séance. Le type qui nous avait traitées de petites cochonnes quand il nous avait surprises en train de nous jeter sur des croissants. Les nombreuses mains qui, lors des essayages, ne faisaient guère attention aux épingles et aux ciseaux. L’artiste capillaire qui avait coupé ma queue-de-cheval sans me demander la permission, après quoi il m’avait fallu des mois avant de recouvrer la possibilité de participer à des séances photo requérant des cheveux longs. La femme qui avait dessiné au feutre les lignes sur mes hanches en signe de graisse excédentaire comme si j’étais une carte du bœuf. Non, je ne me souviendrais pas d’eux – et je ferais payer le double à tous ceux qui m’avaient laissé entendre que j’avais intérêt à écarter les cuisses si je voulais du travail.
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« Ton père était vraiment boucher ? 
- Ouais. Et il parlait vraiment du corps des femmes comme de morceaux de viande. "Dis donc, elle en a, de bonnes joues de veau ! Cette fille ferait un sacré rôti, troussée, ficelée et farcie." Puis il partait d’un rire bizarre. Ma mère, elle, se considérait comme une artiste. Quand j’avais onze ans, elle s’est inscrite à un cours de dessin d’après nature et m’y a emmené, pensant que ça me plairait. Je suis resté prostré sur ma chaise, à ne pas savoir où regarder. Au bout d’un moment, le prof a dit : "Tu dessines avec nous ?" C’était la première fois que je voyais des seins nus – les dessiner, c’était comme les toucher. J’ai dessiné ces seins encore et encore. Puis j’ai jeté un œil au chevalet de ma mère et me suis aperçu qu’elle avait tout dessiné, sauf la femme. Elle avait dessiné la table avec le vase, les fleurs, la fenêtre à l’arrière-plan, les drapés, mais pas le modèle. Le prof lui a demandé : "Où est la jeune fille ?" "Je préfère les natures mortes, a répondu ma mère. Mon fils, en revanche, regardez comme il la trouve belle !"
- C’était sarcastique ? »
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Un jour, nous discutions du film Werner Herzog Eats His Shoe, un documentaire dans lequel on voit Herzog honorer sa promesse de manger sa chaussure si Errol Morris terminait son film Gates of Heaven. Notre enseignante décrivit cela comme un exemple de désir sexuel sublimé renforçant les liens du patriarcat, « ce qui ne veut pas dire que ces deux hommes ne sont pas de grands cinéastes, ajouta-t-elle. Simplement, la caméra opère du point de vue de la faim et de l’appétit masculins. (…) 
- Vous pensez qu’Herzog mangeant sa chaussure est un hommage à Charlie Chaplin mangeant une chaussure dans La Ruée vers l’or ? Ou est-ce que c’est une simple coïncidence ? 
- Il n’y a pas de coïncidences, répondit-elle. Uniquement des versions de l’image. » 
Comme souvent chez elle, sa phrase était plus énigmatique qu’éclairante, destinée à prolonger la discussion. 
 
Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Sofi Oksanen (in Le parc à chiens)
& A.M. Homes (in Dimanche, frangin
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

mercredi 21 septembre 2022

Rhizomiques #114

Dire que le temps sembla ralentir peut paraître précieux. Peut-être est-il préférable de dire que je sentais davantage le temps. Je sentais chaque seconde enfanter la suivante. Pas de rupture, pas de saut. Le raffut des oiseaux, les craquements du bois, le vent. 
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Ça n’avait rien de rationnel ; mais ce n’était pas vague non plus. J’étais empli de lucidité, de la même façon que mon cerveau emplit mon crâne. La lucidité s’emboîtait parfaitement dans mon for intérieur, comme s’il s’y trouvait une cavité spécifiquement conçue pour l’accueillir. On pourrait la résumer ainsi : la distinction entre le monde extérieur et mon existence intérieure m’était brusquement révélée comme un faux pas. Ou mieux encore : je prenais conscience d’avoir passé ma vie à mal interpréter cette distinction. Ce n’était pas une séparation. Mais une inflexion, un raffinement. Une connexion. Le monde et moi formions non pas deux choses séparées, mais une totalité. 
Un immense sentiment de joie m’a envahi. C’était sans précédent. Je n’avais jamais rien ressenti de tel.
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Les Grecs parlaient de l’enthousiasmos – ce qui signifie littéralement : "Plein de théos". De Dieu, ou de la Qualité. (…) Le zèle vous envahit lorsque vous êtes restés assez longtemps en paix, et que vous arrivez à voir, à entendre, à sentir l’univers dans sa réalité – et non plus seulement vos propres idées sur l’univers.
 
Alix Ohlin (in Copies non conformes
& Adam Roberts (in La chose en soi)
& Robert Pirsig (in Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes

jeudi 15 septembre 2022

Vivaces #37

Dans le nuage de poussière, mes mains cherchent vainement
le chemin tracé par mes pieds.
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 Comment arrêter une précipitation immobile ? 
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C’est une vie interminablement brève
qui dure parce qu’elle se précipite.
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 Nous nous entêtons à affirmer que le temps n’est rien
s’il ne s’y passe rien.
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N’est éternel que l’avenir.
La preuve ? Le temps n’y entre pas.
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Un jour nous réapprendrons à nous connecter à ce monde vivant,
et l’immobilité sera comme un envol.
 
Éric Chevilllard (in L’autofictif du 29/01/22)
& Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (in Histoire et trauma: la folie des guerres)
& Éric Chevilllard (in L’autofictif du 29/01/22) 
& Gaston Bachelard (in L’intuition de l’instant)
& Éric Chevilllard (in L’autofictif du 29/01/22)
Richard Powers (in Sidérations)

mardi 13 septembre 2022

Rhizomiques #113

C’est un fait avéré que la Terre tourne à environ 1673 km par heure, mais parfois le monde s’arrête, tout simplement, pôles magnétiques ou pas. Et on arrête le monde rien qu’avec le poids de sa propre gravité dans ces moments de grande solitude. 
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Donc la superficie de la Terre est de 510 067 420 000 000 m². (…) Dans une marge de ton cahier, tu écris :

            il faut toujours que je tombe
            pile sur l’un des
            510 067 419 999 999 m²
            que tu n'occupes pas
            je vais finir par croire
            que tu te caches
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Il dit : J’ai l’impression d’être en avant et de me suivre quand on avance. Tu vois, comme si j’étais plus loin. Il y a peut-être une partie de nous qui marche en avant, une partie invisible. Elle marche devant nous. On la suit. Elle est 1 millimètre dans le futur. 1 millimètre plus tôt. Et on n’arrête pas de la suivre, tu ne crois pas ? Elle dit : Non.

Craig Johnson (in Dry bones)
& Fanny Chiarello (in Le sel de tes yeux)
& Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle)

vendredi 9 septembre 2022

Attentives #28


Vers midi, un rancher passe dans son pick-up, s’arrête, propose de me prendre pour les dix derniers miles. (…) Ayant recouvré la position de repos sur les fesses qui est celle de chacun dans notre monde moderne, je m’abandonne voluptueusement aux délices de la civilisation que j’adore mépriser. Mes pieds sont encore plus heureux que moi. En l’espace de quelques minutes, ma marche de cent quinze miles dans les montagnes du désert devient une chose à part, une réalité disjointe au plus profond d’un abîme sans fond, soudain au-delà de tout rappel physique.

Mais elle est présente dans mon cœur et dans mon âme. La marche, les montagnes, le ciel, la souffrance et le bonheur solitaires – tout ça grandira, s’adoucira, deviendra plus beau et plus adorable dans les jours et les années à venir, comme un trésor trouvé puis volontairement rendu. Rendu aux montagnes, avec mes meilleurs vœux. Ça laisse une lueur dorée dans la tête.

Edward Abbey (in Un fou ordinaire)