mardi 2 avril 2024

Rhizomiques #183

Elle avait les larmes aux yeux à l’épicerie, en regardant une boîte de pêches au sirop. Elle passait trois heures à essayer de libérer un papillon de nuit blanc qui était resté coincé dans la véranda. Elle rampait sur la pelouse après qu’il l’avait tondue, à la recherche de survivants, redoutant de trouver des corps d’insectes écrasés et hachés, des traces de terriers détruits et de rongeurs mutilés. Et, pendant ce temps, il continuait à acheter des packs familiaux de serviettes en papier, de gros paquets moelleux qu’il portait sur son épaule, comme s’il était une sorte de bucheron robuste et costaud – alors même qu’ils avaient convenu d’utiliser les serviettes réutilisables en bambou qu’elle avait achetées en ligne et qu’il avait jetées un après-midi par mégarde. Elle grimaçait quand elle faisait démarrer la voiture et que l’odeur d’essence commençait à se répandre dans l'air. Ils se disputaient pour savoir si Nora devait être élevée selon des principes végétariens ou si, au contraire, elle devait se nourrir quotidiennement de membres et de torses de gros animaux aux yeux de biche qui n’avaient pas vécu un seul jour sans être destinés à autre chose que l’abattoir. Pourquoi ne pouvait-on pas vivre sa vie comme on le souhaitait ? Pourquoi était-on toujours enchaîné aux gens qui sombraient autour de soi, pourquoi était-on aligné sur leur niveau de vie, pourquoi le seul choix était-il papier ou plastique, plutôt que de pouvoir choisit de ne rien acheter du tout ?
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Cela faisait partie de sa personnalité émotive prompte à la compassion, comme s’il était né et était devenu homme pour être choqué par la disharmonie du monde et en souffrir.
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Celui qui revendique la sagesse revendique la souffrance ; et un cœur doué de compassion perce les os telle une rouille.
 
Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Lidia Jorge (in Estuaire)
& Saint Augustin

mardi 26 mars 2024

Rhizomiques #182

Sur un grand tableau accroché au mur, le profil d’un bœuf apparaît comme une carte géographique parcourue de lignes de frontières délimitant les zones d’intérêt comestible, qui comprennent l’entière anatomie de la bête, à l’exclusion des cornes et des sabots. C’est la cartographie de l’habitat humain, non moins que le planisphère de la planète, l’un comme l’autre protocoles censés ratifier les droits que l’homme s’est attribués, de possession, de répartition et de dévoration sans reste des continents terrestres et des quartiers du corps animal.
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    Mais pourquoi quelqu’un mangerait-il n’importe quelle créature qu’on doit tuer pour que ce quelqu’un puisse la bouffer, alors qu’il y a tant de choses qu’on peut manger dans le monde sans rien tuer ?
    Plus Sacha grandit, plus elle se rend compte que l’espèce à laquelle elle appartient est cinglée.
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Je me suis entendue parler au chien, et ça m’a rappelé que j’existais. Ça ne ressemblait jamais à ce à quoi je m’attendais, l’existence.
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    Le chien est mort au bout d’une semaine en orbite autour de la Terre. Sans souffrir. C’est ce que dit le dépliant. D’après la photo de la capsule, on  a l’impression que le chien ne pouvait même pas se lever, ni bouger, encore moins tourner plusieurs fois comme les chiens aiment le faire avant de se coucher, sa mère dit que c’est une habitude ancestrale, de faire leur lit avant de se coucher, que ça remonte à l’époque où les chiens dormaient dans les hautes herbes et tournaient jusqu’à les aplatir.
    Qu’est-ce que ça avait dû lui faire, ce truc en verre qui se refermait devant sa truffe, à ce chien qui ne pouvait pas comprendre ce qui se passait, puis cette capsule propulsée dans le ciel au-delà de la gravité ?
(…)
    Pourquoi tu ne manges pas ? avait demandé sa mère à table ce soir-là.
    Je ne peux pas, avait-elle répondu, je pense à la gravité de la vie de ce petit chien.
 
Italo Calvino (in Monsieur Palomar)
& Ali Smith (in Été)
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Ali Smith (in Hiver)

vendredi 22 mars 2024

A contre-saison #18

 22 septembre

(D.R.)

« (…) Monter, monter, sillonner le haut vent
comme s'il était nécessaire de s'engloutir
dans la profonde cavité du ciel.
Monter sans jugement,
jusqu'au plus haut creux de la hauteur,
monter avec l'élan de l'abîme, en caressant
la lisse peau du ciel,
l'absente cicatrice où se ferme le cercle (…) »


 

Antonio Caballero (in Un mal sans remède)


lundi 18 mars 2024

Rhizomiques #181

J'ai une nouvelle théorie. Tu veux la connaître ? Ma théorie, c’est que les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976, l’année où le plastique est devenu le matériau le plus utilisé au monde.
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    Les spécialistes vont jusqu’à dire que les sachets en plastique constituent un véritable tournant dans l’histoire de la vie sur Terre, qu’ils chamboulent radicalement les habitudes séculaires de la nature, car ils sont vides à l’intérieur et composés uniquement d’une enveloppe extérieure. Or ce renoncement historique à tout contenu leur confère des possibilités d’évolution surprenantes. Ces sachets en plastique sont légers, mobiles et dotés de deux oreilles préhensibles qui leur permettent de s’accrocher aux objets et aux organes d’autres êtres et d’étendre de leur sorte leur habitat. Ils ont commencé par les faubourgs des grandes villes et les décharges publiques ; et il leur a fallu quelques bonnes saisons venteuses pour atteindre la province, puis les terres lointaines quasi inhabitées. Ils ont étendu leur domination sur des pans immenses de la Terre – depuis les grands échangeurs autoroutiers jusqu’aux plages sinueuses, depuis les parkings désertés des supermarchés jusqu’aux arêtes rocheuses du massif de l’Himalaya. Au premier coup d’œil, ces êtres semblent faibles et délicats, mais ne nous fions pas aux apparences ! Ils vivent très longtemps et sont quasiment indestructibles ; il faut quelque trois cents ans pour voir leurs corps graciles commencer à se décomposer.
    Nous n’avons jamais eu affaire dans l’histoire à une forme d’existence aussi agressive. (…)
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Des poulpes ayant trouvé une petite bouteille en plastique flottant à la surface de leur réservoir se sont longtemps amusés à la projeter par de puissants jets d’eau vers le siphon de l’aquarium, ce qui la faisait revenir vers eux, et le jeu pouvait continuer indéfiniment. Présentez un objet à un poulpe, disent encore les spécialistes, il passera vite de la question « qu’est-ce que cette chose ? » à « que puis-je faire avec elle ? » – une question à laquelle le jeu répond en émancipant les choses de leur être, dans un flux incessant de désappropriations-réappropriations.
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Notre société est si plastique que le langage lui-même est plastique.
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins)
& Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

mercredi 13 mars 2024

Rhizomiques #180

Quand je repense aujourd’hui à la fin de 2019, je me rappelle un mélange de fatalité et de lassitude, comme si la désillusion avait désormais imprégné les tissus cérébraux de chaque individu.
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    Tout le mois d’avril 2020, historiquement sec à cause du réchauffement climatique, cette forêt [autour de Tchernobyl] a brûlé, exposant les pompiers ukrainiens au double danger du feu et de la radioactivité, dans la relative indifférence de la population mondiale confinée par la pandémie de coronavirus.
    (J’essaie d’imaginer l’effet que cette phrase de science-fiction aurait eu sur moi, enfant.)
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Il était dans la même galère que ses semblables et serait obligé d’écouter les annonces officielles, les affirmations moyennement crédibles de gouvernants qui, selon l’usage, s’adressaient aux citoyens avec condescendance. Ce qui semblait bon pour les masses dans l’esprit d’un homme politique ne valait sans doute pas pour tout le monde, en particulier pour Roland. Mais il faisait partie des masses. Il serait traité comme l’idiot qu’il avait toujours été.
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Comme ces gens étaient manipulés ! Comme ils étaient naïfs, politiquement parlant ! Mais leur émotion était sincère. Leur rage était on ne peut plus sincère.
 
Paolo Giordano (in Dévorer le ciel)
& Marie Darrieussecq (in Pas dormir)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Joyce Carol Oates (in Une histoire de martyrs américains)