mercredi 19 novembre 2025

Rhizomiques #229 (apanage des riches)

Il parlait avec la douceur voire la gentillesse de qui a appris qu’un homme à la voix douce est un roi dans un pays de braillards.
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Il m'avait dit, un jour où il était entré dans mon bureau et m'avait trouvé sans cravate :
- La cravate est un symbole – non pas le symbole du pouvoir, mais d'un souci du pouvoir. Ceux qui portent des cravates n'appartiennent pas forcément à l'élite de la société, mais ils signalent aux autres, en en portant une, qu'ils souhaitent appartenir à l'élite. Au contraire, ceux qui ne portent pas de cravate affirment vouloir se révolter contre tout ce qu'il y a de plus important, ou pire, déclarent publiquement leur indifférence.
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Il avait le même regard que ces crétins d’hommes d’affaires assis, les jambes croisées, sur les bancs des parcs dans le centre de Houston, par les belles journées de printemps, le journal grand ouvert devant eux, à quelques centimètres de leur nez ; ces messieurs lisaient, en clignant des yeux derrière leurs verres à double foyer, les pages boursières pour s’assurer que leur petite pelote d’actions marchait bien, pendant qu’au-dessus de leurs têtes, les oies hurlaient en volant vers le nord dans un ciel d’un bleu éclatant. 
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Ils paraissaient ordinaires, vus de près. Ordinaires mais riches, avec tout ce qui était l'apanage des riches. Une belle peau, de bonnes dents, un corps choyé par des coachs personnels et des chefs à domicile. Des vêtements aux contours parfaitement nets même  quand le tissu était souple. Ce n'étaient pas des gens beaux – même Lenk, le plus séduisant d'entre eux en théorie, avait un air renfrogné qui le rendait presque laid. Mais ils étaient riches et leur argent les avait définis avec soin et précision.

Taiye Selasi (in Le ravissement des innocents)
& Luke Rhinehart (in Le fils de l'homme-dé)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Naomi Alderman (in Le futur)

vendredi 14 novembre 2025

Rhizomiques #228 (maîtres et subalternes)

    Une présence relative, en surplomb absolu : c'était encore cela, être un homme, au siècle dernier. Un homme blanc, riche, puissant. Les autres s'étaient toujours efforcés d'apprendre à penser comme lui ; lui ne s'était jamais demandé comment pensaient les autres ; l'effort qu'ils fournissaient par nécessité, par besoin pur et simple, pour survivre auprès de lui, lui donnait l'illusion d'être universel. Son rapport au monde était celui d'un écrasement.
    Paul se souvenait de la seule fois où il l'avait croisé, l'homme n'avait pas daigné lui serrer la main (…). Ton père m'a regardé et ce qu'il a vu – c'est un métèque, dit-il à Amélia, mais pas exactement. Il n'y a pas de mots pour dire ce qu'il a vu, pas de mots que je puisse employer moi.
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« Tout le monde sait bien que le subalterne a tendance à sublimer, c'est-à-dire intérioriser, les ordres de son maître. La domination devient intériorisée et renforce ainsi le principe même de domination. Un peu comme... euh, ceux qui sont trop faibles pour se défendre contre la réalité et n'ont donc pas d'autre choix que de s'oblitérer eux-mêmes en s'identifiant à elle. Ils s'y soumettent, acceptant tacitement l'identité de la raison et de la domination, s'obstinant à reconnaître dans la loi du plus fort la norme de toute éternité. »
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Mais l'un des traits les plus marquants du Blanc occidental, c'est depuis toujours la conviction, fanatique et pour ainsi dire faite d'instincts, que ses idées sur le monde sont éminemment enviables et, qui plus est, que ceux qu'elles n'attirent pas ou qui, du moins, ne les les trouvent pas admirables sont des sauvages ou des ennemis.

Jakuta Alikavazovic (in L'avancée de la nuit)
& Dario Diofebi (in Paradise, Nevada)
& LeRoi Jones (in Le Peuple du Blues)


lundi 10 novembre 2025

Rhizomiques #227 (bulle intime)

Il était obsédé par le pouvoir. Lorsqu’il rencontrait des gens pour la première fois, il les jaugeait. S’il considérait son interlocuteur comme inférieur sur l’échelle du respect, il s’autorisait à aboyer et grogner. Si au contraire il estimait que la personne face à lui possédait quelque chose dont il avait besoin, il devenait tout doux et baveux.
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Il avait l’autoritarisme d’un homme petit en pleine forme physique qui en veut aux autres d’être obligé de lever la tête pour croiser leur regard.
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Il me parle de trop près, il n’a pas la notion de bulle intime – ou il en a une toute personnelle, une perception astigmate : il la voit loin alors qu’il est en plein dedans.

Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
& Joyce Carol Oates (in Nuit, néon)
& Fabrice Caro (in Journal d’un scénario)


jeudi 6 novembre 2025

Rhizomiques #226 (théâtralité masculine)

Il vivait dans une sorte de théâtralité masculine : l'effort, les muscles, l'épouse, la fille, le père, l'alcool, toujours l'alcool, dès qu'il était avec ses potes. Sa violence aussi était teintée de cette théâtralité. Donner des coups de poing dans les murs. Siffler dès qu'une fille passait devant un des chantiers sur lesquels il travaillait, coucher avec des filles dont il ne se souvenait même pas du nom. Se battre de temps en temps avec des mecs comme lui, être toujours de mauvaise humeur, se plaindre beaucoup, ne jamais lire, ne jamais écouter de la musique, ne jamais aller au cinéma.
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Il y a immanquablement une multitude de messages sous-jacents dans une poignée de main entre deux hommes de leur génération. C’est toujours à qui prendra le pouvoir. Je remarque que mon père accentue l’avantage de sa taille, alors qu’Alex se tient les jambes un peu trop écartées, comme s’il allait avoir besoin de se ramasser sur ses cuisses épaisses avant de bondir.
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    C’était une espèce de réunion de famille et les hommes étaient tous assis dans la cuisine en train de picoler et de fumer. On se marrait bien et je suis intervenu dans une conversation ; un truc basique, j’ai essayé de pas me laisser démonter. Mais l’oncle m’a tourné le dos. Il savait que j’étais forcé de l’entendre et il a murmuré une connerie sur les jeunes freluquets arrogants en disant qu’avant, quand la vieille génération parlait, même les chiens se taisaient.
    Ah ouais, ouaf ouaf, gros con.
    Vu l’état dans lequel ils nous ont laissé le monde ? De quelle génération il parlait ? Sans parler des membres de la famille, une conversation est une conversation et si un nouveau venu essaie de s’y joindre, alors on devrait l’encourager, non ? Pas lui coller un pain dans les dents. Et même si j’étais un freluquet, il fallait bien commencer quelque part. Et putain c’est quoi un freluquet les mecs je sais même pas, freluquet.

Camila Sosa Villada (in Histoire d'une domestication)
& Lily King  (in La pluie et le beau temps)
& James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)

jeudi 30 octobre 2025

Rhizomiques #225 (de l'oxygène)

On peut couper en deux un arbre qui a fait repousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence et en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu’est-ce que ça prouve de nous ? Qu’on sait stopper le mouvement ? Qu’à défaut d’être vivants, nous voudrions nous prouver qu’on sait donner la mort ?
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    En Roumanie, il existe des rochers vivants qui peuvent pousser et se multiplier. Chaque inspiration leur prend trois jours, et en un mois ils se déplacent peut-être de cinq centimètres, mais ils respirent. Ils bougent.
    On les appelle trovant, qui signifie « sable cimenté ». Quand on les coupe transversalement, on découvre des cernes comme dans les arbres.
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Dans les forêts équatoriales, les arbres sont insomniaques. Leurs feuilles poussent sans cesse et tombent quand elles fanent, toujours renaissantes dans tout cet éveil vert. Nous déboisons ces forêts millénaires et l’insomnie s’étend. Les arbres la libèrent partout dans le monde tel un gaz maléfique, et nous nous asphyxions.
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Je n’ai pas besoin qu’une divinité fabriquée me formate selon un programme archaïque pour pouvoir accepter d’être un homme moral dans un univers sans explication. Néanmoins je suis libre – il y a tellement d’hommes qui souffrent, et par cela je veux dire qu’ils souffrent dans leur masculinité. Dans leurs désirs à la fois homosexuels et hétérosexuels, ils sont tellement formatés par cela que la seule réponse qu’ils trouvent est d’essayer de contrôler littéralement tout le monde : les femmes, les enfants, les chiens, les arbres, l’oxygène, l’espace, les autres hommes.

Alain Damasio (in Les furtifs)
& Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
Marie Darrieussecq (in Pas dormir)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)

lundi 27 octobre 2025

Rhizomiques #224 (de la racine à l'ombre)

Ils bougent la racine de l’arbre et ils pensent que l’ombre restera à la même place.
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Elle s'asseyait sous le grand chêne que nos ancêtres avaient planté, les ancêtres créateurs d'ombre, l'ombre qui est comme un remerciement de l'arbre pour celui qui est né de celui qui est né de celui qui l'a planté.
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Pendant une de leurs promenades dans le parc, elle parle à Paul de la connexion qu’elle a avec les arbres depuis qu’elle est adolescente. La façon dont certains arbres lui parlent semble presque se déverser en elle. Elle est alors submergée par l’émotion, elle n’est plus personne. Parfois elle pleure mais ce n’est pas de la mauvaise tristesse. Pour Paul, on est à deux doigts de la maladie mentale mais il ne change pas de sujet. Au contraire, il s’assied avec elle sous son chêne favori et il le ressent aussi – l’arbre ne se tient plus à l’extérieur, il commence à rentrer en lui. Oh Paul, murmure doucement Catt. Toute la scène est amusante et, dans un même temps, très sérieuse. Il imagine le cosmos tout entier se contracter, se réduire à une unique chose – exactement comme il imagine ce que serait sa rencontre avec un extraterrestre. OK, Catt a vraiment une passion pour les arbres mais ce qui le touche le plus, c’est l'image qu'il se représente d'eux deux assis là, avec le chien, une tache minuscule dans l’univers. C’est un moment vraiment intime, même le sexe ne les rapproche pas autant. Il ne trouve rien à répondre, donc il dit juste Oh Catt – puis ils se mettent à rire.

Ondjaki (Les transparents)
& Emmanuelle Salasc (De lait et de laine)
& Chris Kraus (Dans la fureur du monde)

mercredi 22 octobre 2025

Rhizomiques #223 (carte sensible)


Où y a-t-il des villes mais pas de maisons, des routes mais pas de voitures, des forêts mais pas d'arbres ? 
Réponse : sur la carte.
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Devant la maison de Ben, il y en avait un qui montait au-delà de sa chambre du deuxième étage. Un pin. Peut-être que c'était autre chose qu'un pin mais s'il me vient un pin, pourquoi chercherais-je autre chose ? (…) il est possible que l'arbre du jardin de Ben soit un pin et même si ce n'était pas un pin, l'essentiel est qu'il en représente un ici.
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Des arbres génériques des arbres que personne ne désigne par leur nom faute de les reconnaître comme si un arbre était un arbre comme si les arbres formaient un tout indistinct – d'ailleurs est-ce qu'on ne les abat pas sans scrupules répliquant aux accusations d'écocide Oh mais ne vous inquiétez pas nous allons les remplacer, comme si un arbre plus que n'importe quel autre vivant était interchangeable ? Comme s'il n'avait pas sa personnalité – cette branche qui se tord comme ça ce creux où niche une chouette cette robe de mousse épiphyte ce renflement d'écorce cette liane de clématite.

Devinette pour les enfants – citée par Audur Ava Olafsdóttir en exergue de L'Embellie
& Gabriel Gauthier (in Space)
& Fanny Chiarello (in Colline)