vendredi 1 mars 2019

1er mars


                Les banquises fondent et les larmes coulent sur les joues de Binh-Dû. Autant profiter du vent glacé puisque l’enfer nous est promis. Les larmes au moins ne sont pas un divertissement, elles ne sont pas inépuisables non plus. Tu imagines qu’on soit heureux ? Tu imagines qu’on ne soit plus qu’un petit tas de poussière sèche ? Hé, toujours le mot pour rire !
                Les œufs pèsent dans l’estomac. (Hé, tu imagines être redevenu calcaire et qu’une poule te picore ?) Il se pourrait que l’histoire de ta vie t’apparaisse vaine et que tu doives choisir entre continuer à te la raconter et en vivre une autre. C’est toute ta philosophie du choix que tu ferais bien de reconsidérer, oui ! Et pour cela ouvrir porte et fenêtre ?
                Ils viendraient de loin, du pôle nord ou de l’équateur, ils seraient par définition des exilés. Ils apporteraient avec eux toute leur enfance, et encore un bout d’avenir. Ils auraient des patronymes qu’on pourrait mettre en case sur deux lignes, pas comme les chiens qui n’en nécessitent qu’une. On leur aurait donné des numéros, comme aux chiens.
                Mais surtout, ils auraient des choses à raconter ! Oh, pas nécessairement des histoires de voyage. Ni des tragédies. Ni des nostalgies. Ni du sexe, ni des espérances, ni des intentions. Mais ce qui les aurait traversés, et qui serait composé de tout cela et de plus encore. On se prendrait à les croire. On imaginerait les connaître, telles des personnes réelles.

jeudi 28 février 2019

28 février


                La course de lenteur rivalise avec la lutte contre l’impatience. Que de disciplines inventées pour que l’esprit se plie au corps ! Trois femmes se sont proposées pour peigner la chevelure d’Alma. C’est inutile, a-t-elle d’abord secoué la tête, depuis le temps qu’elle ne s’est pas regardée dans un miroir. Au début de son périple elle avait coupé court ses cheveux, il lui faut bien admettre la présence de nœuds apparus depuis. Les trois peignes ont été façonnés dans une carapace de tortue. Tandis que cela résiste et tire sur son crâne, Alma imagine que sa chevelure à vue d’œil s’allonge.

                Ils ne vont pas rester éternellement ici. Ils ignorent si l’île se situe sur une route maritime autre que celle des courants qui les y ont portés. Ils doutent de la réalité de l’espace où ils se trouvent, ainsi que de la possibilité d’un avenir. Corpus pourrait s’en accommoder, il ne craint pas la solitude, il peine à se souvenir si Alma et lui étaient amants, dans leur vie d’avant. Mais Alma n’oublie rien. Elle garde vivace à l’esprit les raisons qui les ont amenés à fuir. À ses pieds, une quatrième tortue étire sa tête chauve, effrayante, monstrueuse. Se tenir prêt est une attente indéfiniment réitérée.

mercredi 27 février 2019

27 février


       Là où il y a un savoir il y a une action, philosophe Binh-Dû dans son sommeil. Cela sonne mieux en espagnol. C’est peut-être un dicton entendu il y a longtemps et qui resurgit à l’improviste. Le téléphone sonne mieux quand c’est une personne aimée qui appelle. Mon amie la plus chère, a dit Binh-Dû un jour, et il lui est apparu que c’était insultant pour tout le monde. Maintenant il s’entraîne à ne plus réagir, tout en s’inquiétant du message envoyé à lui-même. Laisser sonner. Les oiseaux picorent sur la pelouse des étoiles givrées, à peine dénaturés.
       Il est dangereux de sous-estimer la mélancolie. On se retrouve à méditer-léviter à quelques centimètres au-dessus du sol, ce qui en soi n’est pas désagréable, mais c’est une habitude dont il sera difficile de se libérer. Vivre en léger décalage par rapport à soi, même les ombres s’en trouvent perturbées. Nous aurons bientôt la possibilité de composer des numéros surtaxés qui offriront de parler à des opérateurs/trices 100% humains. Zéro trace de robot, charte de qualité oblige. On appellera cela le sexe nature, quel que soit le motif de l’appel.
       Sur l’île il n’y a pas de téléphone. Mais il y a de gros chiens noirs. Ils entrent dans les huttes, grimpent même à l’étage par les échelles. Au début, Corpus et Alma étaient surpris, puis ils se sont habitués. Les habitants sont surtout intéressés par Alma, il semble que ce soit depuis qu’ils ont compris qu’Alma était son nom. Elle ne se l’explique pas. Corpus non plus, dont la force physique est négligée. Lui qui est né orphelin fait des rêves étranges où il se retrouve petit garçon et doit frapper son père au visage pour qu’il lâche son bras.

mardi 26 février 2019

26 février


     Seuls les animaux vivent heureux cachés, leur vie durant. Et s’ils éprouvent le besoin d’émettre des sons ils se dispensent bien de parler. Corpus est muet, c’est entendu, pour Alma il y a doute : son silence est peut-être une simple préférence. Tous deux ont été soulagés de découvrir que l’île où ils avaient abordé n’était pas déserte. Ils se sont fait des amis discrets, qui de toute façon s’expriment en une langue étrangère. C’est comme une musique, un chant d’oiseaux. Parfois Alma se dit Voilà les oiseaux et parfois elle se dit Voilà les gens.
      Corpus les entend aussi, il n’est pas sourd. Mais il continue de faire ce qu’il a entrepris. Souvent ce n’est pas grand-chose, un bricolage, ou même moins : une contemplation. La nature sur l’île est splendide, et il y a l’horizon vers lequel on peut se tourner à tout moment. Les insulaires semblent curieux de savoir ce qui se passe là-bas, de l’autre côté, mais comment leur dire ? Alma rit des mimiques et des gestes qu’ils échangent, Corpus s’y met aussi – à faire des gestes. Il est très sérieux. S'il était parmi eux, Binh-Dû comprendrait N’y allez pas.

lundi 25 février 2019

25 février


                Que la vie soit groovy ou qu’elle fasse profil bas ! Le bas profil de la vie n’est pas le pire qu’elle puisse présenter, qu’on s’en contente ! Qu’il se contente, Binh-Dû, de se réveiller, d’avoir un peu froid, un peu faim, un peu triste, qu’il y remédie selon les moyens à disposition, qu’il regarde les nuages passer par sa fenêtre ou qu’il aille faire un tour, qu’il travaille son lot, son lopin, qu’il gagne son pain, qu’il conçoive quelques espoirs ressassés et improbables, qu’il retourne se coucher, qu’il goûte sa fatigue ! Et demain sera un autre jour.
                Il ne sait pas patiner. S’il savait, ce serait, pour sûr, groovy. Il a su éviter de passer à travers la glace, d’un hiver sur l’autre, c’est déjà ça. La surface est peu épaisse et translucide, les moufles posées à plat il cherche quelque chose qu’il aurait perdu au fond du lac et qui attendrait dans un écrin de vase. Mais rien, ce n’est pas là, ou c’est autre chose. C’est une faille magmatique qui bouillonne, un péril imminent. Binh-Dû revenu sur ses pieds est trop isolé, trop loin, et bien incapable de courir. Glissera-t-il, s’il s’en donne l’élan ?