jeudi 4 juillet 2019

4 janvier (suite du 3)


... Tu ferais mieux, à moins de te prendre pour un cheval dansant le tango, effaçant le passage du temps. Ou pour le vagabond tombé de cheval, dont les hardes délavées sont tachées de boue. Il arrive devant le mur de la propriété, une porte de service que plus personne n’emprunte. Le verrou rouillé n’offre pas de résistance, de l’autre côté s’élève une prairie aux hautes herbes. Tu avances. La rosée te trempe et te blanchit. Bientôt des allées entretenues se dessinent, des rectangles gazonnés, et tu croises des promeneurs aux belles manières, en petits groupes. Ils te saluent et tu leur réponds de même, ils imaginent peut-être que tu es un invité de la fête malgré ta barbe et ta rusticité – le dress code stipulait ivoire et beige. Plus haut se trouve le château d’où tous ces gens s’égaillent, pour toi c’est la destination finale. Deux escaliers de marbre flanquent le hall d’entrée ; rien n’annonce qu’ils se rejoignent aux étages, il s’agit de faire le bon choix. Ou redescendre de la tour de gauche pour essayer la tour de droite. Lâcher la peur pour la honte. Qui es-tu ? Cherches-tu une chambre où te blottir à l’abri des regards ? À l’abri du mépris, de l’ennui, de l’aversion ? Es-tu si peu aimable, ne sais-tu vraiment pas danser ? Désespérément l’état de joie gratte le mur, là où la peinture déjà s’écaille. Tu entends la chaleur d’une voix poignante. Tu te raccroches au trompe-l’œil comme au sourire d’une peluche. Tu prémédites une infinité de moments qui n’adviendront pas. Puis tu repars, tenant ton cheval par son mors.

mercredi 3 juillet 2019

3 janvier


                Alma sème un champ neuf. Sous cette latitude la lune paraît plus lumineuse mais l’exactitude des saisons n’est pas requise. Les graines sont issues d’une première récolte. Alma est sur l’île depuis peu, elle ne veut pas penser qu’il s’agit d’un continent.
                Auparavant c’était une combattante. Ses mains ont connu l’acier des armes. Aujourd’hui c’est comme si elle nettoyait dans la terre le sang versé, comme si le soc fertilisait une rédemption. De son sein le sang coulait, que son amant ne savait étancher.
                Binh-Dû – puisqu’il ne s’agit pas de lui – était excessivement sérieux. Il réfléchissait à la mort, pire encore : à ce que devrait être une vie morale. Il pensait que la beauté découlait de la bonté, bien sûr il se trouvait hideux. Il contemplait l’océan, assis, et il pleurait.
                Très loin de là, en un autre temps, les jonquilles préparent leur floraison. Ce ne sont pour l’instant que faisceaux de feuilles sorties du bulbe, protectrices, enserrant une promesse. Les gelées nocturnes sont de plus en plus timides. Ouvre les yeux !

mardi 2 juillet 2019

2 janvier


                Place à l’inspiration, annonce-t-elle, comme si c’était aussi simple que cela. Parole de muse. En voici une autre (de muse ; qui parle), qu’on en revienne à la simplicité du clin d’œil. Et une troisième qui, sentant venir le bout du chemin, prévient qu’elle part en breloque. Cela vaut bien un appareillage héroïque, le soleil miroite un fracas de reflets.
                La peur est un tel lieu commun qu’on s’en empêtre à l’ombre de plus hautes tours. La peur est l’ombre, tandis que planent les aigles. Tu as accosté, épuisé, heureux, tu as titubé sur la plage. Tu t’es abreuvé à une noix de coco, tu t’es enfoncé dans la forêt. Tu humais une circularité d’île, tu cherchais la trace de ceux qui t’auraient précédé, Alma !
                D’évidence tu n’es pas le premier, toute une civilisation a péri. Ce n’est pas une île mais un continent. Et ce n’est pas la peur qui t’étourdit mais la proximité du soleil, la terrible appréhension de la tristesse tel un soudain haut-le-cœur. Sous tes pieds des siècles de philosophie, devant toi la possibilité d’une apparition. Sauras-tu ne pas fermer les yeux ?

lundi 1 juillet 2019

1er janvier


                La cohérence est un serpent de mer. Elle est comme une honte, qu’on peut passer sa vie à ignorer. Pour la connaître il faut se risquer sur les flots, partir au loin en sachant que si le soleil brille bientôt la tempête soufflera.
                Mais pourquoi faire cela ? N’a-t-on pas déjà suffisamment à faire avec les lombrics du jardin potager ? Et ne sont-ils pas dignes de considération eux aussi, et même davantage, ne produisent-ils pas le compost du quotidien ?
                Le serpent de mer est la question de tes rêves. Et tu t’aperçois que ta cohérence repose sur le manque de foi. Tu n’y crois pas vraiment. D’ailleurs tu n’as aucune envie de partir affronter des monstres, tu aspires à la sérénité.
                Si tu décidais de t’en aller courir le vaste monde, ton héroïsme consisterait à ne jamais quitter le bord. Au fond tu es un trouillard ! Voilà que tu ris d’avoir au port démasqué la honte, tu es prêt, enfin, à hisser voiles et pavillon.

dimanche 30 juin 2019

Bonus : nuit de l'an


Sa stratégie est parodie de conscience. Lui est un autre, naufragé. Il accoste dans un café cubain, un mégot branlant entre deux de ses doigts. Il cherche un cendrier. Il regarde la carte où l’on propose un menu réveillon à 95 euros. Il cherche un regard témoin, huit lycéens bruyants jouent la comédie de la fière insouciance. Ils ne le calculent pas. Il a 67 ans, tient-il à déclarer, et sa femme l’a quitté. Au couple sympathique de la table d’à côté il emprunte un briquet pour allumer une nouvelle cigarette, il dit « Vous êtes cohérents », puis « J’ai 67 ans, ma femme m’a quitté » et il recommence à fumer. Les deux probables amoureux parlent de pathologies mentales et du pouvoir du rire, assez sérieusement. Une bouteille de rosé roule entre les pieds des lycéens qui peinent à se pencher depuis leur chaise pour la ramasser. La nuit est jeune encore, à peine un début de soirée, et l’année va mourir. Il y aura une remise à zéro sur le compteur et personne à serrer dans ses bras. Il n’y aurait rien à faire si c’était d’un coup la fin du monde, juste imploser en désolation infinie. L’homme d’une main tremblante écrase sa cigarette dans le cendrier de la table des amoureux, il leur dit qu’ils sont cohérents, qu’il a 67 ans et que sa femme l’a quitté. Il fait signe qu’on lui tende le briquet afin qu’il puisse allumer une nouvelle cigarette. Sa cohérence est peut-être de fumer sans feu. Les amoureux n’en sont pas, ils se séparent sans même un baiser. La jeune femme transporte dans un sac transparent une bûche de Noël qui commence à fondre. L’homme moins jeune n’entend pas la voix intérieure qui lui rappellerait de vivre maintenant avant qu’il ne soit trop tard. Jacasse une pie nocturne dont la cohérence non moins laisse à désirer.