vendredi 11 octobre 2019

Hybrides #20

L’hameçon était le module selon lequel Eléonore avait été fabriquée : on le décelait dans ses maigres accroche-cœurs recourbés vers le haut, un peu en dessous des oreilles, dans son petit nez rose, dans sa façon de fléchir la dernière phalange de ses doigts, dans le dessin du pavillon de ses oreilles. Cet hameçon était présent dans toute sa personne. Et peut-être pas seulement sa personne physique… Il n’y avait pas en elle une ombre de joliesse, de féminité au sens habituel du terme, mais elle avait une acuité et un charme que beaucoup d’hommes ayant mordu à son hameçon avaient renoncé à expliquer.
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   Mon dégoût pour tout ce qu’il représentait constituait une raison suffisante. Il n’aura pas fallu plus que cette première journée pour faire resurgir toutes ses tares ; bien que notre conversation ait été minimale, quelques secondes avaient suffi à chaque échange pour me convaincre qu’il était grossier, sectaire, buté, hypocrite, qu’il faisait marcher ses tripes au lieu de sa raison, confondait ses couilles avec sa cervelle, qu’il était à bien des égards l’archétype du genre d’homme que je considérais comme le plus dangereux qui soit pour mon monde à moi, et cela justifiait déjà amplement que je cherche à le détruire.
   Et pourtant… ce n’était pas toute la Vérité.

Ludmila Oulitskaïa (Une fille d'écrivain)
& Ken Kesey (Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

mercredi 9 octobre 2019

Vivaces #14

Chaque individu pense qu'il n'y a qu'une personne au monde pour lui, telle est l'injonction selon laquelle il est censé opérer, et je suppose qu'en général ça fonctionne très bien, alors qu'évidemment la vérité c'est qu'il y a beaucoup de gens que vous pourriez trouver des plus charmants, non pas misérablement éparpillés aux quatre coins du globe mais dans chaque rue où vous marchez - et voilà pourquoi il est tristement comique d'entendre ces couples qui évoquent avec émerveillement les successions extraordinaires d'événements hasardeux qui, chose incroyable, les ont rapprochés ; je veux dire qu'ils ne prennent pas en compte le nombre de gens dont ils auraient pu tomber amoureux au même moment, ou avant cela, ou dont ils pourraient tomber amoureux à l'avenir, également. Peut-être est-ce la raison pour laquelle si peu de conversations ont lieu, nous nous efforçons au maximum d'éviter d'atteindre ce point dans nos échanges avec une autre personne, nous nous contentons habituellement d'un bref salut et d'une négociation, et c'est également la raison pour laquelle, si une conversation a effectivement lieu, elle doit être à ce point balisée par la politesse et un art consommé du négoce, par les obliques et les pensées que l'on garde pour soi - précisément pour éviter de connaître un tant soit peu l'autre personne, et donc de tomber inexorablement amoureux.

Adam Thirlwell (in Candide et lubrique)

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… Mais avant je vais te dire quelque chose, parce que je ne peux pas vivre les trente prochaines années en gardant ça pour moi : écoute, même si ça a l’air ridicule et triste, la vérité c’est que je suis toujours amoureux de toi. C’est vraiment une connerie de dire à quarante-neuf ans ce que l’on aurait dû dire à dix-neuf, mais c’est encore plus con de mourir à soixante-dix-neuf ans sans l’avoir jamais dit.

Leonardo Padura (in Le Palmier et l’Étoile)

lundi 7 octobre 2019

Hybrides #19

Le passé n'existe que dans nos souvenirs, le futur n'existe que dans nos projets. Le présent est notre seule réalité. (...) Tout objet conçu intellectuellement est toujours situé dans le passé - et, par conséquent, irréel. La réalité n'est que l'instant de la vision qui précède la conscience. Il n'y a pas d'autre réalité. Cette réalité pré-intellectuelle n'est autre que la Qualité.
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Ce que beaucoup de gens appellent aimer consiste à choisir une femme et à l’épouser. Ils la choisissent, je le jure, je l’ai vu. Comme si l’on pouvait choisir dans l’amour, comme si ce n’était pas un éclair qui te fend en deux et te laisse pétrifié sur place. Tu diras qu’ils la choisissent parce qu’ils l’aiment, moi je crois que c’est versa vice. On ne choisit pas Béatrice, on ne choisit pas Juliette.

Richard Pirsig (Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes)
& José Cortazar (Marelle)

samedi 5 octobre 2019

Hybrides #18

    Elle se souvint du fluoroscope qu’on utilisait au rayon chaussures. Un machin de la taille d’un congélateur dans lequel les clients, en particulier les enfants car ils adoraient ça, glissaient leurs pieds. (…) Les gamins poussaient de petits cris en voyant s’agiter leurs orteils fantomatiques au bout de leurs pieds (…).
   Elle savait deviner une pointure sans y avoir recours, mais la machine faisait vendre, aucun doute là-dessus.
   Bernice apprit plus tard qu’il s’agissait de rayons X, et l’idée lui causait désormais des frissons. Ces sales rayons, ou faisceaux, ou elle ne savait quoi, dont ils avaient été bombardés, elle et toutes ces mères et ces jeunes enfants. Comment avait-elle survécu si longtemps ?
   En réchauffant au micro-ondes son potage bœuf-légumes pour le déjeuner, elle regretta de n’avoir pas collé deux ou trois têtes dans le fluoroscope, histoire de voir.
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   Cet après-midi, j’ai réussi à persuader maman de venir se baigner dans le Grand Lac Salé, ce qui ne nous était plus arrivé depuis bien des années. Nous avons fait la planche, portées par l’eau fraîche, les yeux rivés sur le ciel. (…)
   Nous nous sommes laissé flotter pendant des heures. Immergées dans l’eau salée et le ciel, nous nous sentions diluées, dissoutes, apaisées.
   Nous sommes rentrées, les cheveux parsemés de cristaux de sel et le nombril rempli de sable pour nous rappeler que nous n’avions pas rêvé.

Michael Christie (La reine des bocaux et des boîtes)
& Terry Tempest Williams (Refuge)

jeudi 3 octobre 2019

Vivaces #13

On mesure l'amour qu'on porte à une ville au nombre de clins d’œil qu'elle vous décoche.

(Emmanuel Guibert)
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Mais les villes sont égoïstes
et arrachent tout dans leur course
comme bois mort, elles brisent les bêtes
et consument de nombreux peuples.

Et leurs hommes, esclaves des sciences,
perdent équilibre et mesure,
nommant progrès leur traînée de limace ;
la lenteur cède à la vitesse ;
ils ont des sentiments et des fards de catins,
s'enivrent du fracas du métal et du verre.

(Rainer Maria Rilke, in Le livre de la pauvreté et de la mort)
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Les fenêtres de l'hospice reflètent le soleil couchant avec autant d'éclat que celles de la demeure du riche.

(Henry David Thoreau, in Walden ou La vie dans les bois)

mardi 1 octobre 2019

Attentives #5

Quand vous allez là-bas, il y a un panneau qui vous accueille à l’entrée. C’est un panneau spécial, monsieur. Je n’ai jamais vu un panneau comme ça ailleurs. C’est un panneau que vous voyez dès que vous arrivez en bas de la petite colline, au bout de la route de Douala, après le Mile Quatre. Il est au-dessus de votre tête, personne ne peut le rater. Et on lit là, en grosses lettres, entre deux poteaux rouges en métal plantés des deux côtés de la route : « Bienvenue à Limbé, ville de l’amitié ». Quand vous voyez ce panneau, monsieur, ah ! Vous pouvez être n’importe qui, venir à Limbé pour une nuit ou pour dix ans, être gros ou petit, vous êtes heureux d’être arrivé là. Vous sentez le souffle de l’océan qui parcourt des kilomètres pour venir vous saluer. Ce souffle est si doux. Et là, vraiment, vous avez l’impression que cette ville près de l’océan que l’on appelle Limbé est unique au monde. (…) Ensuite, une fois que vous avez dépassé le panneau de bienvenue, monsieur, quand vous arrivez au Mile Deux, vous voyez les lumières de la ville qui brillent la nuit sur l’océan. Ces lumières ne sont ni trop vives ni trop nombreuses. Elles sont juste comme il faut pour vous faire dire que vous avez sous les yeux une ville de magie, une ville de l’OPEP, avec sur une de ses rives la raffinerie nationale, et sur son autre rive des pêcheurs avec leurs filets. Ensuite, quand vous arrivez au Mile Un, là, monsieur, vous commencez à ressentir Limbé… C’est quelque chose, monsieur.
 
Imbolo Mbue (Voici venir les rêveurs)