mardi 28 janvier 2020

28 mars


         « On va patater en 511 ! » annonce le maître des éclairages. Et de fait, l’obscurité prend forme, des chemins de lumière dorée se dessinent, un corps hérissé de piquants émerge de sa tanière, se redresse, s’ébroue, ne dirait-on pas qu’il va s’envoler ? Ah non, ce sont les images projetées en-dessous de lui qui pivotent tel un palétuvier céleste, « Je lance le fondu dès que tu me désécrases », informe la vidéaste. D’hésitante, la transe prend de l’ampleur, aux manettes le sorcier sonore se démultiplie, « Je t’envoie un ‘cue’ sur ton retour, tu entends ? »
         Decrescendo le soir dans un bar du centre-ville. Chacun son bord de table, un verre de vin, un panaché, une bière sans alcool, une limonade – ça descend. Le néon rouge supplée d’imaginaires coups de soleil. Le coiffeur, la vendeuse de lingerie et le  confiseur cèdent leurs baux. Mais les affaires fleurissent à la baraque à frites. Dans l’appartement prêté aux murs acidulés on décolle le papier huilé, on ajoute du saucisson et des pistaches. On révise la journée écoulée. On termine avec des tisanes, la tête penchée près des rainures à miettes, les doigts fatigués.

lundi 27 janvier 2020

27 mars


         Commencer par le sommeil, cette angoisse ! Ils ont tous le même air égaré parce qu’aucun ne dort à sa fatigue. Parfois la nuit (ce qu’ils s’en réservent), ça ne veut pas venir, souvent le jour ça leur tombe dessus et ils n’ont d’autre choix que de résister – « je n’ai pas le choix », se convainquent-ils –, d’un effort surhumain conserver ses paupières relevées. Leurs cillements se prolongent à peine, dans un léger brouillage aqueux – les larmes qu’ils verseront aux toilettes s’ils parviennent à s’absenter quelques minutes. Ils endurent encore et encore, et un jour ils tombent.
         Dehors le soleil bat son plein. Les fleurs des pommiers s’épanouissent presque à vue d’œil, comme se détendent les pores de la peau d’un bras nu, se dénoue une écharpe devenue superflue. On en a plein les yeux. C’est trop ! Retour dans le théâtre où le noir est mis, traversé sporadiquement de sillons de lumière. Les réglages vont prendre toute la journée. Sur le sol, douze mille baguettes chinoises fourbissent leurs échardes – celles qui ne se sont pas déjà enfoncées dans de petites mains. Le riz ne tombe pas du ciel, mais la grâce vaudra manne céleste. Puis il fait nuit dehors aussi.

dimanche 26 janvier 2020

26 mars


         Le confort est un repli, le confort est une abstraction. Un rêve organisé, comme on le dit de certains voyages. Le confort est un voyage pour valise à roulettes – hors macadam ça ne passe plus. Un « agréable voyage », ainsi que nous le souhaite sans en rien penser le conducteur du train. (Ses intonations montantes, inculquées en stage d’expression orale.) Le confort est une concrétion, un mausolée en construction. Rempli d’objets-doudous. On n’y a pas mal. On s’y fait. On y meurt. Le confort est un progrès sans suite. Une merveilleuse chance de durer. Le confort est une garantie et un poison lent. Le confort est une menace d’épouvante. Où est ma tablette de chocolat ? Le confort est une addiction.
         Ils vivent avec le sentiment de ne pas avoir le choix. Ils le disent : « Je n’ai pas le choix ». Au téléphone dans le train, refermant leur laptop, il y a de la fierté dans le constat. Une image de soi, courageuse, résignée, nostalgique déjà de la vie qu’ils auront dilapidée. Toute cette humanité vaincue. On pourrait les décrire à l’infini. Leur conformisme, leurs petites audaces, leurs doudous d’adultes. Un air égaré. Tous pareils – tous amochés. Et soi ? L’espoir de ne pas être autant zombifié.
         Mon confort n’est pas le tien. Mais mon confort est comme le tien. Il me rend peureux. Pusillanime. À cause de mon confort je préfère ne pas. Il est collant. Il ne suffit pas de s’en détacher, impossible, il faut s’en arracher.

samedi 25 janvier 2020

Vivaces #17

Mon ordinateur portable me manquait tellement que j’en eus presque le vertige. Mon téléphone portable, qui se nichait si confortablement dans la paume de ma main qu’il en était devenu comme une excroissance, une sorte d’œil lumineux rectangulaire, me manquait aussi.
Je ne parvenais pas à saisir la logique de cette machine. Était-il possible qu’elle soit aussi rudimentaire, qu’elle serve seulement à… taper… ?
Pas d’Internet ? pas d’e-mails ? Pas de textos ? Seulement pour… – taper… ?
Il n’y avait aucun endroit pour regarder dans ou sur la machine à écrire ! Il n’y avait pas d’écran.
Cela me perturbait de penser que cette machine grossière ne se connectait pas à une quelconque réalité à part elle-même. Que ce n’était – qu’une machine.

(Joyce Carol Oates, in Le petit paradis)

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Le monde sera un jeu, avec des scores qui s'afficheront à l'écran. Et tout ça ? Toutes ces choses que selon vous les gens veulent vraiment ? La vraie vie ? Bientôt on ne se rappellera même plus comment c'était.

(Richard Powers, in L'arbre-monde)

mercredi 22 janvier 2020

Hybrides #30

Attendez que votre chef vous contacte et, si lui ou elle ne le fait pas, apprenez avec soulagement que la Compression du Personnel est passée à côté de votre porte. Pourtant, il est honnête de vous informer que ceux qui n’ont pas été concernés par les premiers licenciements pourraient l’être par les deuxièmes et peut-être même par les troisièmes. Tout dépend de la façon dont fonctionnera la Compression. Toutefois, si l’un de vous reçoit un premier avis de licenciement, puis un second, considérez ce dernier comme superflu et n’en tenez pas compte. Nous ne vous renverrons qu’une seule fois.
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De tous les endroits où j’ai été, poursuivit le jeune homme, je suis parti très vite, parce que je n’ai pas eu envie de croupir à mon âge dans une étroite et stupide vie de bureau, même si les bureaux en question étaient de l’avis de tout le monde ce qu’il y avait de plus relevé dans le genre, des bureaux de banque, par exemple. Cela dit, on ne m’a encore jamais chassé de nulle part, c’est toujours moi qui suis parti, par pur plaisir de partir, en quittant des emplois et des postes où l’on pouvait faire carrière et le diable sait quoi, mais qui m’auraient tué si j’étais resté.

George Saunders (Pastoralia)
& Robert Walser (Les enfants Tanner)