samedi 15 février 2020

tu écoutes le silence imparfait lorsque le noir se fait


15 mai
           Avec tes yeux reposés tu regardes la scène, depuis l’un ou l’autre des sièges. Ce n’est jamais pareil, comme on pourrait s’y attendre, cour, jardin, tu circules entre les travées. Parfois tu t’assieds. Parfois tu montes jusqu’à la régie, parfois tu redescends au plateau, puis tu disparais entre les lourds rideaux de fond de scène, voir où en sont les tests du vibromasseur ou le séchage du silicone sur les baguettes du porc-épic. Il paraît qu’on ne place pas le fruit d'un grenadier sur un autel, ce dernier fut-il constitué d’un marche-pied en plastique. Réminiscence d’explosions. On se dispense aussi de vider une bouteille de lait fermenté dans l’évier si l’on ne veut pas se retrouver éborgné.
           Tu es ici pour regarder. Tu te souviens de l’amie qui la première t’avait décrit l’atmosphère des théâtres, les sons, les odeurs. Il se pourrait que tu te trouves en ce lieu, en ce moment, grâce à l’impulsion donnée ce jour-là. Une curiosité. Le désir de te rapprocher d’elle, au plus près de ses passions. « Quel est votre plus grand rêve ? » demandait-elle aux gens dans la rue. Les lumières tracent des faisceaux nuancés, témoins d’un temps bientôt ancien où l’on ne s’aveuglait pas encore dans un bain de diodes économiques. Tu es ici pour regarder et pour orienter au mieux le mouvement de celle qui danse, ressentir le vrai dans la justesse des artifices.
           Tu écoutes le silence imparfait lorsque le noir se fait. Dans le confort d'un fauteuil rouge (on pourrait croire que tu t’assoupis) tu circules entre tes acuités. Tu n’as pas aidé à préparer le repas de midi, tu ne sors jamais fumer une cigarette, tu privilégies les toilettes handicapées. Le riz tombant du ciel émet un bruit de pluie, on n’entend aucun ronronnement importun. Le vibromasseur est plus efficace à vitesse modérée, la mouche qui s’était glissée dans le vidéoprojecteur est peut-être morte en bordure de l’image. Au théâtre nous avançons dans une forêt, un marché exotique, nous glissons sur un fleuve. En ville, les fontaines sont illuminées de couleurs à donner le tournis.

vendredi 14 février 2020

il y a des reflets verts dans la chevelure de la danseuse


14 mai

Tu as rejoint l’équipe et tout le matériel disposé sur la toile blanche du plateau, quatre cents sièges rouges rabattus attendent dans la pénombre. La lumière est crue encore, mais les projecteurs sont en place. Vous êtes neuf pour un solo. Il y a des reflets verts dans la chevelure de la danseuse. Une impatience sereine. Un désir. Soixante kilogrammes de brisures de riz vont être hissés à huit mètres du sol. Douze mille baguettes vont être disposées en parallélépipède. Et un vibromasseur à deux vitesses sera fixé sur un entonnoir. On y est presque, affaire de réglages. L’un de vous prononce le mot « interloqué », et tu as soudain la conviction de n’avoir jamais tracé tel assemblage de lettres, ni au stylo ni au clavier, peut-être même ne t’es-tu jamais dit interloqué, n’as-tu jamais émis l’hypothèse que quiconque fût interloqué. Il y a de la poésie dans cette lacune, voire ce manque d’expérience. Personne non plus ne t’avait jamais fait la remarque qu’il avait exactement dix ans de moins que toi, c’est étrange. On n’en tire aucune conclusion ouverte ou fermée. Sauf à penser que dix ans ce n’est rien, dans un sens comme dans l’autre cela passe, l’air de rien. Dans la rue tu ne sors pas ton portefeuille pour donner cinquante centimes à un jeune homme fatigué au regard franc, pourquoi ? Au café tu offres des bières hors de prix tout en sirotant un soda bon marché, en une compensation ahurie.

jeudi 13 février 2020

avec les yeux d'un autre tu cherches

13 mai
         Avec les yeux d’un autre tu cherches à comprendre ce que les yeux de l’autre ont vu. En même temps tu vois avec tes yeux, et ce que tes yeux voient engendre une compréhension antagoniste. S’engage alors une lutte, dont tu es d’ores et déjà perdant, tu le sens. Tu peux gagner une compréhension plus large mais pas une réconciliation. Or c’est à l’union que tu aspires. Tu écoutes les autres passagers du train, en conversation avec leur téléphone, et tu te prends pour leur mère et tu as pitié. Peut-être te prends-tu pour leur grand-mère décédée, et tu serais un esprit flottant dans le TGV. Certains ont tout juste vingt ans et s’inquiètent qu’on vienne les chercher à la gare, d’autres atteignent la cinquantaine et déplorent de manger trop de sucre. La sécurité ferroviaire passe dans le couloir par patrouilles de trois, ne glaçant même plus l’ambiance, ses ceinturons lourds d’armes létales. Tu ne vois que des nuques rasées de près, difficile de rester grand-mère. Et les arbres défilent en rangs serrés dans les pépinières.
          Ce que l’autre voyait c’était la candeur. Celle des corps, celle des cœurs, et la force des rêves. Toi tu as vu une déroute, et la profondeur de ton affliction. Quant aux oreilles c’est une autre affaire. Avec les oreilles d’un autre, il semble que tu ne puisses que t’élever. Comprendre mieux, approfondir le sentiment, te réjouir davantage – mais de quoi parles-tu au juste, de musique ? Une atmosphère qui plane dans les airs, qui t’accompagne immobile sous le défilement des nuages, ou même à dimension humaine quand le monde autour de toi s’exprime dans un langage que tu n’as aucun besoin de comprendre, nouveau, éternel. L’adolescente éternue à répétition dans son portable, allergique comme toi. Tu étais petit et tu éprouvais le besoin de lire, bien plus que celui d’entrer en contact avec tes semblables. Des mots tu avais besoin, tu en étais avide. Les mots en soi, pour leur musique et pour leur forme, les mots comme des signaux qui t’auraient été envoyés à toi seul en réponse à l’isolement, à l’incompréhensible, à l’insaisissable.

mardi 11 février 2020

Attentives #7

Elle jeta un coup d’œil aux paniers de guirlandes à deux sous et essaya d’y trouver une seule chose qui ne tomberait pas en morceaux le temps d’arriver à la maison. Désespérant. Peut-être son père avait-il eu de la chance de mourir jeune, sa fierté d’artisan intacte. Que penserait-il de ce monde ? A bien y réfléchir, ce n’étaient probablement pas des enfants esclaves, mais forcément des armées d’ouvriers dans les usines qui fabriquaient ces choses à la va-vite, des gens sous-payés qui se tuaient à les produire pour que des gens sous-payés les achètent et les usent jusqu’à la corde, vivant leur vie essentiellement pour se rayer mutuellement de la carte. Un piège à crève-la-faim à l’échelle mondiale. (…)


Son œil se posa sur une paire de jumelles vertes en plastique sous film transparent, sur un support en carton de couleur vive. « Fan-tas-tique ! » lisait-on. Explore, découvre, sois proche de la nature, tout cela pour un dollar cinquante, bandoulière comprise. Fabriqué en Chine. Elle tourna le paquet de côté pour essayer de voir au travers, et ne réussit même pas à distinguer les articles posés dans son propre chariot. Une qualité totalement prévisible pour un dollar cinquante. Il était si tentant d’acheter un jouet horrible qu’on avait les moyens de payer juste parce que le paquet disait « Explore la nature. » On pouvait faire comme si ça marchait vraiment, et vos enfants la boucleraient et vous imiteraient. L’éducation dans le rayon des défavorisés. ( …)


Finalement elle s’empara d’un raton laveur en peluche fabriqué n’importe comment, qui n’avait même pas l’air d’un raton laveur, et le jeta dans son chariot parce qu’il ne coûtait que un dollar. Elle avait envie de casser la gueule à quelqu’un. Le monde vous rendait comme ça.


Barbara Kingsolver (in Dans la lumière)

dimanche 9 février 2020

Hybrides #34


- S’il vous plaît, apportez-moi un thé vert bien fort, avec deux sachets.
- Je suis désolé, madame, mais on n’a pas de thé vert.
Julieta consulta la carte.
- Alors un Earl Grey, deux sachets.
- Ah ! Madame, il faut me pardonner, mais on vient juste de le finir, dit l’homme, navré. On nous en livre demain, si Dieu le veut.
Julieta le regarda.
- Comment ça, « si Dieu le veut » ? Et pourquoi il ne voudrait pas ?
- Bien sûr, madame, c’est juste une façon de parler. Excusez.
- Alors une camomille, bien forte. Deux sachets.
- Tout de suite, dit l’homme en s’inclinant et il disparut derrière la porte. Mais il revint un instant plus tard les mains vides : Excusez-moi, Madame, mais je dois vous informer, hélas, que nous n’avons plus de camomille.
Julia donna un coup sur la table.
- Alors, apportez-moi un putain de gin tonic, merde !
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Papa vous embrasse, dit-elle aux enfants qui se rasseyaient. Gabriel voulait aller à la messe de minuit. Oh oui, cria Emma, la messe de minuit ! La messe de minuit était à vingt-deux heures. Il y avait un mot quadrilingue devant la petite chapelle : pour cause d’affluence, la messe de minuit serait célébrée à la discothèque Shéhérazade. L’idée d’aller à la messe en boîte enchantait Gabriel. Des seniors venus tôt pour les meilleures places étaient déjà installés sur les poufs en satin rose. L’autel était dressé devant la cabine du DJ, les boules tournoyantes projetaient leurs facettes sur les rideaux de peluche mauve. Le prêtre arriva, très diva, presque aussi beau que le capitaine. Elle laissa Emma sous la surveillance de Gabriel et partit s’en jeter un, nom de Dieu.

Santiago Gamboa (in Des hommes en noir)
& Marie Darrieussecq (in La Mer à l’envers)