Avec les
yeux d’un autre tu cherches à comprendre ce que les yeux de l’autre ont vu. En
même temps tu vois avec tes yeux, et ce que tes yeux voient engendre une
compréhension antagoniste. S’engage alors une lutte, dont tu es d’ores et déjà
perdant, tu le sens. Tu peux gagner une compréhension plus large mais pas une
réconciliation. Or c’est à l’union que tu aspires. Tu écoutes les autres
passagers du train, en conversation avec leur téléphone, et tu te prends pour leur
mère et tu as pitié. Peut-être te prends-tu pour leur grand-mère décédée, et tu
serais un esprit flottant dans le TGV. Certains ont tout juste vingt ans et
s’inquiètent qu’on vienne les chercher à la gare, d’autres atteignent la
cinquantaine et déplorent de manger trop de sucre. La sécurité ferroviaire
passe dans le couloir par patrouilles de trois, ne glaçant même plus
l’ambiance, ses ceinturons lourds d’armes létales. Tu ne vois que des nuques
rasées de près, difficile de rester grand-mère. Et les arbres défilent en rangs
serrés dans les pépinières.
Ce que l’autre voyait c’était la candeur.
Celle des corps, celle des cœurs, et la force des rêves. Toi tu as vu une
déroute, et la profondeur de ton affliction. Quant aux oreilles c’est une autre
affaire. Avec les oreilles d’un autre, il semble que tu ne puisses que
t’élever. Comprendre mieux, approfondir le sentiment, te réjouir davantage –
mais de quoi parles-tu au juste, de musique ? Une atmosphère qui plane
dans les airs, qui t’accompagne immobile sous le défilement des nuages, ou même
à dimension humaine quand le monde autour de toi s’exprime dans un langage que
tu n’as aucun besoin de comprendre,
nouveau, éternel. L’adolescente éternue à répétition dans son portable,
allergique comme toi. Tu étais petit et tu éprouvais le besoin de lire, bien
plus que celui d’entrer en contact avec tes semblables. Des mots tu avais
besoin, tu en étais avide. Les mots en soi, pour leur musique et pour leur
forme, les mots comme des signaux qui t’auraient été envoyés à toi seul en
réponse à l’isolement, à l’incompréhensible, à l’insaisissable.