jeudi 20 février 2020

pas tout de suite, de grâce


20 mai
           Pas tout de suite, de grâce, nous avons encore tant à faire ! Nous venons juste de revenir du pays rêvé de la mort, où nous étions entrés volontairement – mais sans trop savoir à quoi nous attendre. Nous avons vu le vide. Nous l’avons touché, notre cœur a fait des bonds affolés comme un cerf frappé d’une flèche – nous sommes restés immobiles. Nous avons pleuré, drainés de tout désir hors celui de disparaître. Et cetera. Mais au lieu de s’effondrer dans tel gouffre d’affliction, d’un coup nous avons connu la joie, infinie. Et nous sommes revenus. Nous aimons vivre !
           Elle est d’une vibration enthousiasmante. (Elle a donc connu le vide pour ce qu’il n’était pas, découvert l’art et la manière d’y danser.) Elle rit comme se déplacent soudain des gravillons légers dans le lit d’un ruisseau. Elle te parle de synchronicité – oh oui, elle a trouvé à qui parler. Toi tu fais le beau dans ta belle chemise – pas trop toutefois, déjà parce que tu résistes à sourire trop et que tu manques d’illusions, ensuite parce qu’il n’est pas question de séduction. Tu finis par lui offrir vos thés, invoquant le karma... tandis qu’au-dehors quelqu’un lacère la selle de ton vélo.

mercredi 19 février 2020

aucune de ces larmes que tu verses, plus jamais


19 mai

Aucune de ces larmes que tu verses plus jamais ne l’attendrira. À présent c’est la haine. Bientôt on ne saura plus pourquoi, ni qui a commencé. N’était-ce pas elle qui pleurait et toi qui la regardais, impavide ? Elle qui osait n’être plus l’objet de ton amour ? Dans les montagnes, autrefois parcourues l’esprit et le corps léger, s’aventurent à présent d’exténués rescapés. Leur peau est plus sombre que la tienne et ils portent de mauvaises chaussures aux semelles élimées. Ils se cachent ; à leurs enfants, s’ils survivent, ils raconteront leur rencontre avec un cerf aussi surpris qu’eux. Il s’était figé, la tête à demi tournée, de son corps émanait une lumière argentée, ils pouvaient distinguer les cils de ses yeux, avaient su alors qu’il était un fantôme. Et leurs enfants se blottiront entre leurs bras. Le désordre, on ne le tolère que dans les histoires. Si je ne t’aime plus, tu dois cesser de m’aimer. Mais vus du ciel nous sommes pareils aux fourmis, soumis à la mécanique des fluides, allant de-ci de-là en évitant les heurts (ou en intégrant les heurts à un dessein qui n’est pas lui-même exempt de fluidité). Ainsi nous compensons. Les fous que nous haïssons sont avalés ou relégués à nos frontières. Ils nous alertent en vain. Nous ne les écoutons pas ainsi qu’un cerf écoute les oiseaux. Et oui, nous mourrons.

mardi 18 février 2020

tu as cessé, tu ne sais quand, de sourire trop


18 mai

         Une Japonaise a pris place dans le sens inverse de la marche, te laissant l’avancée vaste dans le paysage. Tu as cessé, tu ne sais quand, de sourire trop – tes zygomatiques doivent savoir. Au retour, c’est systématique, les contrôleurs ne viennent pas vérifier les billets, comme si la Grande Ville était une nasse où l’on était invité à mourir.
         Des escadrons de CRS sécurisent une kermesse internationale de la boulange, tu maugrées. Non loin de la Cathédrale. Peut-être ne bloquent-ils la rue que pour nous protéger des effluves de plomb fondu ? Les vitraux, paraît-il, sont noircis par la fumée. Peut-être peux-tu demander ton chemin gentiment à un policier au ventre vide ?
         Un rabatteur africain devant une boutique de coiffure tentait bien sa chance auprès d’un homme chauve. En quittant la gare tu marchais comme si tu revenais de Chine à l’insu de tous les passants immobiles, comme s’il y avait lieu d’en être fier. Comme si les routes interdites de la migration n’étaient pas jonchées de cadavres.

lundi 17 février 2020

quitter la niche sur des ailes de pierre


17 mai

La fête a toujours représenté pour toi une notion étrangère. (Cela trahit-il un tempérament ombrageux ?) Tu ne la conçois qu’intime ou anonyme. (Est-ce une contradiction ou simplement le reflet de ta gêne au sein d’un petit groupe ?) Tu les vois, toi inclus : la plupart de leurs actions sont des compensations. Mais ce que tu as fait pour moi – ce cadeau –, que tu m’offris avec la mélancolie des vies que nous ne vivons pas ensemble, reflète mon chagrin. Longtemps j’ai rêvé que je te retrouvais subrepticement. Nous allions en un dangereux partage. La cathédrale a été restaurée, on vend par dizaines des cartes postales de l’ange. Il s’agit de s’extraire, quitter la niche sur des ailes de pierre. Il s’agit de laisser du champ au petit comité, plutôt. Soi, de prendre de la distance. Affleurer l’errance, éternel souvenir. Les fleurs de paulownia embaument, mais poissent les doigts. Au théâtre, une gélatine a brûlé, ça sent l’atténuation de teinte. Ça mène à l’amalgame, ainsi que les petits cadeaux non obligatoires d’avant la première. Les vies des autres qu’on n’envie pas, mais quand même, un peu, attendre un deuxième enfant, acheter une porte en bois sur Internet, enchaîner les engagements loin du frigo où fermente une bouteille de lait. Avoir décidé d’un avenir commun, être joyeux encore et confiants, dans une certaine démesure. Ce n’est que cela et c’est presque fini. Les spectateurs montent dans les gradins, ça va commencer. C’est bientôt la fin. C’était bien. (Et puis on fait durer la nuit, rétifs à se quitter, peut-être, à moins que ce ne soit que toi.)

dimanche 16 février 2020

vint l'instant de l'inéluctable baiser


16 mai
           Dans le train, debout, à bien s’entendre, vint l’instant de l’inéluctable baiser. Elle était la nouvelle amie de mon amie, c’était fatal. Joyeux. Évident. Arrivâmes en Chine où un marchand de sommeil menaça de me trancher le pouce, elle s’interposa bien sûr. Et nous fuîmes. Nous fuîmes la nuit par les rues animées du village. Puis de jour dans la campagne, dédaignant les fruits mûrs recouverts d’une douce peluche grise et les anciens lieux de bataille – là-bas, nous dit-on, derrière ces remparts en ruine, se trouve le trésor d’un empereur. Elle savait que ma grand-mère et moi entonnions « Hello Dolly » quand j’étais petit, elle voulait que je chante – je chantai. Elle riait. Elle aimait m’embrasser. Nous courions. Toute la vie nous nous aimerions.
           Et le soleil entra dans le théâtre. Repliées les lourdes tentures, ouvertes les hautes fenêtres. Tous les recoins visibles, les armatures, les coursives, et dans les interstices entre les fauteuils on trouve ce qui fut perdu des mois auparavant – un bonbon ? Au plateau, dans la lumière quadrillée, s’échauffe la danseuse, aveuglante sur tapis blanc. Dehors le parc respire comme si lui aussi avait dégagé ses fenêtres. Un pantalon couleur rouille est étendu sur la rambarde du kiosque à musique. Des hommes seuls marchent lentement. Un ruisseau canalisé contourne des amas de mousse. « Va pas dans l’eau, connasse ! » crie soudain une femme accompagnée d’une petite fille. « Viens-là ou je te défonce ! Magne-toi ! » Ah, c’était à l’attention d’une chienne.