dimanche 15 mars 2020

au balcon tu fais les cent pas


15 juin

        Au balcon tu fais les cent pas, près de la régie. Sur l’estrade, en contrebas, un énarque plaide sa bonne foi, son cœur généreux et sa grande modestie, tu fulmines. Car tu le connais mieux qu’il ne se connaît lui-même, tu sais sa duplicité et l’étendue des crapuleries commises. Tu sais les conséquences qu’il nie, cet homme si préoccupé de son « humanisme » a directement contribué à ruiner des vies déjà en souffrance. Et le voilà qui s’applique à séduire l’auditoire, qui se masturbe sur sa propre image. Vas-tu l’interpeller soudain, faire scandale ?
         Non, tu te rassois, tu n’es pas venu pour ça, tu es venu pour la romancière qui lui succède et lui serre la main au passage, elle non plus n’est pas venue pour la guerre. Elle, mieux que toi, sait contenir sa colère. De même l’amie que tu retrouves dans un parc où des comédiens sortent pelles et brouette pour conter un état du monde désastreux. Vous riez et ce n’est pas par sophisme, vous pleurez et ce n’est pas résignation. Vous partagez des espérances résiduelles et la vibration de l’instant, autour d’un vin chaud. Mais je voulais parler de Charlotte…

samedi 14 mars 2020

il va de soi que Charlotte ne se nomme pas Charlotte


14 juin


Il va de soi que Charlotte ne s’appelle pas Charlotte en réalité. On l’imaginerait mal gambader sur la pelouse devant l’abbaye, alors pourtant que le ciel, enfin, s’y prête, dégagé – pas même un défilé de monstres effilochés. Charlotte à cette heure matinale dort, elle a dansé toute la nuit dans un entrepôt reconverti, a pris quelques cachets, d’incertaines poudres blanches, elle a beaucoup bu, un peu vomi, mais à part ça, ça va. Sur un petit meuble à côté de la table du petit-déjeuner, une jeune femme en noir et blanc ne semble pas remarquer l’odeur du pain grillé. Elle s’applique à sourire humblement, en demi-profil, regard porté au-delà du cadre de la photo, elle porte une robe fourreau, assise sur une fesse, élégante mais convenable. Trop moderne toutefois pour être la Léonie de l’abbaye. On devine le photographe donnant ses instructions, et peut-être la mère en retrait derrière l’appareil, soucieuse que sa belle-famille mesure l’honneur des fiançailles consenties. La jeune femme n’est pas particulièrement jolie mais elle a l’air poli, et elle sait se tenir. Binh-Dû met ses mains en porte-voix pour attirer l’attention de la scénographe sur la passerelle de la gare ferroviaire. Elle porte un sac à dos et un prénom de fruit, ils ne s’étaient encore jamais vus mais c’est bien elle qui se retourne. Elle qui attend sur le parking du centre commercial pendant qu’on achète des brosses à dents par paquet de quatre, comme on avait acheté des citrons bios – obligés. Elle dont les sourires circonstanciels dénotent bien plus de caractère que ceux de la fiancée sur la photo. Les moustiques en essaim ne s’y trompent pas, à l’heure de l’apéro. Choix de trois sangs à présent, de qui est celui, écrasé, qui tache la claque ? Tu te replies entre quatre murs, puis dans ta voiture, tes amies agitent la main en signe d’adieu. Aux abords de Paris, une fourgonnette te somme de t’écarter à force appels de phare, puisque tu es seul tu n’obtempères pas. On te jette une canette de bière à plus de cent kilomètres/heure – qui n’atteint que ton rétroviseur.

vendredi 13 mars 2020

"Je ne suis pas facilement physionomiste"


13 juin

À quoi rime une journée. Particulière, un peu plus, un peu moins. Les efforts pour ne pas se sentir seul, préparer un repas, parler avec des inconnus de passage. Interchangeables, c’est l’espèce humaine. « Je ne suis pas facilement physionomiste », avoue-t-il, Moi non plus, pense Binh-Dû, saisi d’une vague tristesse. Une même condition. Du cloître de l’abbaye les murs sont effondrés, donnant à l’est sur une prairie. Au plafond, des ouvriers ont imprimé leur marque, Aristide, Alphonse, Eugène, Auguste, Louis, Hyppolite… Aloyse, Léonie, il y a un siècle et demi. Le tas de déjections, balayé la veille, sous le nid d’hirondelles est presque reconstitué. On se prend d’affection pour une plante en plastique, on l’élève vers le soleil, on lui adjoint un parapluie d’où s’échappent les tiges les plus hautes. La pluie tombe, cesse, retombe, les nuages prennent des formes étranges, attention à ne pas marcher sur les limaces orange dans le sous-bois. Le chant des oiseaux garde la forêt en vie. D’un bleu irréel – d’outremer – les libellules volettent par deux. Ce nuage-ci a l’allure d’un cochon cruel. Tu t’évertues en vain à faire craquer dans le bon sens ton bassin. Tu rêves la bouche ouverte d’une perfection d’amour impromptu. Ton amie t’apprend à ouvrir un avocat dans le sens de la largeur (davantage de profondeur pour y presser un citron tranché à l’identique). Mais je voulais parler de Charlotte…

jeudi 12 mars 2020

où se situe la saint Glinglin par rapport au solstice


12 juin
 
Levé bon pied bon œil mais aussitôt un faux mouvement, ça craque, et il y aurait lieu de gémir jusqu’à la saint Glinglin, où qu’elle se situe par rapport au solstice. Dehors les ouvriers ont commencé à taper sur leurs échafaudages, il fait froid et humide, c’est une belle journée qui s’annonce, dehors le périphérique est bouché, dans la rue d’Avron un livreur en estafette menace d’assassiner un chauffeur d’autobus. Ah oui, il y a aussi un bébé dans une poussette devant le distributeur de billets, son père a l’air sympa et fauché malgré/à cause de sa barbe. C’est une belle journée, par intermittence Binh-Dû met ses lunettes de soleil, sa passagère reçoit un flash en pleine face, caché dans les champs de blé. Tout va bien, les hirondelles ont fait leur nid dans l’abbaye (dirait-on un message crypté de la Résistance) et les abeilles noires sont en furie (derechef), l’orage tonne.  Nous tous qui sommes en vie sommes des survivants. Nous nous permettons même de boire un thé « Digestion » alors que nos estomacs sont vides. La nuit est descendue. Contre le chant des grillons, le téléphone persiste à appeler « erreur » son propre dysfonctionnement – toujours rejeter la faute sur l’autre. Les messages piétinent comme une envie pressante. L’heure de s’endormir dans l’un des neuf lits d’un ancien corps de ferme. Mais je voulais parler de Charlotte…

mardi 10 mars 2020

Hybrides #38

Elle était délicate sans être fragile, vertueuse sans excès de pudeur, indépendante sans être égoïste, rebelle sans être violente, ferme sans être butée. C’était une femme qui réagissait face à la divergence en proposant l’harmonie, qui insistait sans fatiguer, qui demandait sans importuner. (…) Elle était certaine que l’homme et la femme étaient des êtres lumineux avec des zones d’ombre, et non le contraire. (…) Le train a surgi, et la gare, le quai, la foule des passagers, tout me paraissait sans intérêt. (…) Si on me demandait ce qu’est le bonheur je dirais que c’est le moment où son wagon s’est arrêté et où elle a marché vers moi.
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Des rangées d’arbres couverts de glace longeaient ce chemin isolé, ployaient et s’inclinaient ; un tunnel de glace, d’un froid presque insupportable. Le monde s’embrasa quand le soleil matinal se leva et de son feu illumina toute cette glace ; chacun de nous deux comprit, au même moment, alors que nous respirions en cadence, que nous étions amoureux. Je croyais avoir déjà séjourné au pays de l’amour avant ce jour-là, mais non.


Lidia Jorge (in Estuaire)
& Rick Bass (in Sur la route et en cuisine)