lundi 20 avril 2020

Attentives #8

     Chercher la conscience à sa source ne peut pas être une pensée, mais un vécu total. (…) Certes, cette conscience est encore ressentie comme : "je suis moi". Vous ne perdez pas encore les points d’appui habituels. Vous affermissez la présence à soi-même mais à un niveau beaucoup plus profond et beaucoup plus silencieux. C’est un « je suis » qui implique à la fois la pensée, le sentiment et la sensation. Vous allez vers une réalité d’être, toujours présente en vous, à la source de vos états conditionnés et de vos identifications. Et si vous êtes bien centré dans ce "je suis", vous reconnaissez que ce "je suis", même très pur, est encore limité. Je suis moi, c’est toujours un "je suis" individualisé. Moi à un niveau beaucoup plus profond, plus réel, mais ce n’est pas encore une conscience dans laquelle le moi, l’individualité limitée a disparu, même si ce moi est devenu très pur.
     Vous pouvez sentir que vous aspirez à passer encore au-delà, à être libéré de ce moi à partir duquel naissent tous les désirs, toutes les peurs, l’insatisfaction, l’incomplétude, la frustration. Si même ce moi purifié pouvait s’effacer, toute limite et toute finitude s’effaceraient aussi. Seule règnerait la conscience pure, et cette conscience, elle, est béatitude infinie. Votre démarche est donc d’abord une affirmation puis un effacement, une présence puis une absence. Plus la conscience qui dit "moi" s’éteint, plus vous vous retrouvez, comme si vous vous étiez d’abord perdu.

Arnaud Desjardins (in Approches de la méditation)

vendredi 17 avril 2020

Hybrides #40

[citant Novalis :] "La plupart des hommes ne veulent pas nager avant de savoir le faire". N'est-ce pas spirituel ? Naturellement, ils ne veulent pas nager ! Ils sont nés pour la terre, pas pour l'eau ! Et, naturellement, ils ne veulent pas penser : ils sont faits pour vivre, pas pour penser ! (…) et celui qui pense, celui qui en fait son principal souci peut, certes, pousser loin dans ce domaine, mais il a quand même changé la terre pour l'eau et un jour il coulera.
---

Pourquoi les enfants paraissaient-ils si souvent spontanés, pleins de joie et d’intérêt pour ce qu’ils faisaient, alors que les adultes se contenaient, étaient anxieux et l’esprit ailleurs ?
C’était ce foutu sens du moi : ce sens du moi que les psychologues proclament nécessaire à tout le monde. Et si – idée qui paraissait originale à l’époque –, et si le développement de ce sens, tout en étant normal et naturel, n’était ni inévitable ni souhaitable ? Et si ce n’était qu’une sorte d’appendice psychique, qu’un inutile et anachronique point de côté ? Ou bien, telles les défenses démesurées du mastodonte, un fardeau pesant, inutile, et finalement autodestructeur ? Et si le sentiment d’être quelqu’un représentait une erreur de l’évolution aussi désastreuse pour le développement ultérieur d’une créature plus complexe que la coquille des escargots ou la carapace des tortues ?
(…) Comme la carapace de la tortue, le sens du moi sert de bouclier contre les stimulations, et de lest pour limiter la mobilité en direction de zones éventuellement dangereuses. La tortue n’est pas souvent à se demander ce qu’il y a de l’autre côté de sa carapace ; peu importe ce que c’est, ça ne peut pas lui faire de mal ni même la toucher. De même les adultes réclament-ils la carapace d’un moi cohérent pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et ils apprécient d’avoir d’autres tortues pour amies ; ils cherchent à se protéger contre les blessures, les contacts, les problèmes ou la nécessité de penser. Si un homme compte sur la cohérence, il peut se permettre de ne plus faire attention aux gens, au-delà des quelques premières rencontres.

Herman Hesse (in Le loup des steppes)
& Luke Rhinehart (in L'Homme-dé)


mardi 14 avril 2020

Vivaces #21

Je désirais bien sûr que la réalité m'offre une compacité qu'elle ne proposait presque jamais à personne.
Jim Harrison (in De Marquette à Veracruz)
---
Nous ne devrions jamais nous sentir sûrs de ce que nous croyons être car en cet instant nous pourrions très bien être déjà quelque chose de différent.
Jose Saramago (in La caverne)
---
- Et si vous aviez raison ? dis-je.
- Pardon ?
- Et si votre sentiment qu’on ne peut s’appuyer sur aucun désir, que toutes les croyances sont autant d’illusions, était juste, était la seule vision adulte, valable, de la réalité, tandis que le reste des gens vit dans des illusions que votre expérience a permis de dissiper ?
- Bien sûr, c’est justement ce que je pense, dit-elle.
- Alors pourquoi ne pas agir conformément à ce que vous pensez ?
Son sourire disparut et elle fronça les sourcils, toujours sans me regarder.
- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
- Traitez tous vos désirs sur un pied d’égalité et toutes vos croyances comme si elles étaient aussi illusoires les unes que les autres.
- Comment ça ?
- Cessez d’essayer de vous créer un modèle, une personnalité, contentez-vous de faire ce dont vous avez envie.
- Mais je n’ai envie de rien faire du tout : c’est ça le problème.
- C’est parce que vous laissez un seul désir, celui d’avoir une croyance solide et d’être une personne bien définie, faire obstacle à la multitude des autres désirs.
- Peut-être bien, mais je ne vois pas comment y changer quelque chose.
- Devenez une dé-personne.
 Luke Rhinehart (in L'Homme-dé)


samedi 11 avril 2020

Hybrides #39

J’ai reposé ma brosse à dents et je me suis appuyée contre le miroir, les yeux dans les yeux de mon reflet. Je me sentais me désintégrer, comme une fleur fanée soufflée par le vent. Dès que je bougeais un muscle, un autre pétale s’envolait.
---
Elle voulait que je comprenne bien ce que c’était, la dissolution des limites, et à quel point cela la terrifiait. Elle me serra la main encore plus fort, le souffle court. Elle expliqua que le contour des objets et des personnes était fragile et pouvait se briser comme un fil de coton. Elle murmura que, pour elle, cela avait toujours été ainsi : toute chose pouvait perdre ses limites et dégouliner sur une autre, les matières les plus hétérogènes fondaient, le tout se mélangeait et fusionnait. Elle s’exclama qu’elle avait toujours dû se faire violence pour se persuader que la vie avait des limites robustes, parce qu’elle savait depuis l’enfance que ce n’était pas comme ça – ce n’était pas du tout comme ça –, et elle n’arrivait pas à croire que ces limites pouvaient résister aux chocs et aux poussées.

---
A l’âge de sept ans, un des paroissiens les plus instruits avait expliqué à Tony que les fossettes, en réalité, étaient des endroits faibles de la peau, de mini-effondrements. Il en fut effrayé. Il eut des rêves éveillés répétitifs, horribles, où il voyait tous les traits de son visage aspirés par ces points faibles. Fermant les yeux, il pressait plus fort les paupières jusqu’à ce que ses globes oculaires lui fassent mal. Il craignait qu’ils ne sautent de leur orbite, ne lui roulent sur les joues et ne disparaissent tous les deux dans le minuscule vide de ses fossettes. Ses dents se déchausseraient au terme d’une lute acharnée qu’il serait incapable d’arrêter. Puis sa tête entière s’évanouirait dans le néant avec un écœurant bruit de succion.


Cheryl Strayed (in Wild)
& Elena Ferrante (in L'enfant perdue)
& Leone Ross (in Sourire orange)