J’ai
reposé ma brosse à dents et je me suis appuyée contre le miroir, les yeux dans
les yeux de mon reflet. Je me sentais me désintégrer, comme une fleur fanée
soufflée par le vent. Dès que je bougeais un muscle, un autre pétale
s’envolait.
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Elle voulait que je comprenne bien ce que c’était, la
dissolution des limites, et à quel point cela la terrifiait. Elle me serra la
main encore plus fort, le souffle court. Elle expliqua que le contour des
objets et des personnes était fragile et pouvait se briser comme un fil de
coton. Elle murmura que, pour elle, cela avait toujours été ainsi : toute
chose pouvait perdre ses limites et dégouliner sur une autre, les matières les
plus hétérogènes fondaient, le tout se mélangeait et fusionnait. Elle s’exclama qu’elle avait toujours dû se
faire violence pour se persuader que la vie avait des limites robustes, parce
qu’elle savait depuis l’enfance que ce n’était pas comme ça – ce n’était pas du tout comme ça –, et
elle n’arrivait pas à croire que ces limites pouvaient résister aux chocs et
aux poussées.
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A
l’âge de sept ans, un des paroissiens les plus instruits avait expliqué à Tony
que les fossettes, en réalité, étaient des endroits faibles de la peau, de
mini-effondrements. Il en fut effrayé. Il eut des rêves éveillés répétitifs,
horribles, où il voyait tous les traits de son visage aspirés par ces points
faibles. Fermant les yeux, il pressait plus fort les paupières jusqu’à ce que
ses globes oculaires lui fassent mal. Il craignait qu’ils ne sautent de leur
orbite, ne lui roulent sur les joues et ne disparaissent tous les deux dans le
minuscule vide de ses fossettes. Ses dents se déchausseraient au terme d’une
lute acharnée qu’il serait incapable d’arrêter. Puis sa tête entière
s’évanouirait dans le néant avec un écœurant bruit de succion.
Cheryl
Strayed (in Wild)
& Elena Ferrante (in L'enfant perdue)
& Leone
Ross (in Sourire orange)