samedi 13 juin 2020

être vivant - ce privilège


13 août
Sixième jour

Être vivant – ce privilège. De la respiration, du pas sur la Terre, du paysage qui se déploie. La vision même est trop grande pour tes yeux. Plus bas, sur la croix du calvaire, tu lis la destinée enjointe aux habitants de ce pays : ce sera la souffrance du saint, du pénitent ou du révolté (cette dernière étant franchement déconseillée). Sur une photographie vieille de plus d’un siècle tous les visages semblent hébétés, méfiants, stupides. Choisis ta souffrance ! Mais la souffrance sans doute était réelle au sein de l’indifférente beauté des alpages. Ou bien non ? Y a-t-il encore souffrance quand on devient de son vivant un saint ? Le baiser magique sur le genou de la petite fille est réellement magique. ET UN JOUR VOUS LE SAUREZ ! Un unique coup de tonnerre. Apposer la main, fermer les yeux, inspirer, respirer… Guérir. Seules les chèvres portent des clochettes. Impossible de donner tort au berger qui te considère avec mépris, toi qui n’es pas d’ici. Ton métier ne consiste pas à engraisser des moutons dans le but de les mener à l’abattoir. Mais tu es de nature discrète, un peu sauvage et réprobatrice, vous pourriez être frères. Si les gens étaient moins bruyants ils ne te feraient pas tant préférer être seul. Ils croient que le silence se situe entre la solitude et la mort, et jusque près du ciel ils viennent vous emmerder, toi et les marmottes, tu regardes loin pour t’épargner leurs taches floues. Tu ramasses des pierres fractales dont tu lestes ton sac.

vendredi 12 juin 2020

que vaut une vie dépourvue d'aventure


12 août

Cinquième jour

Que vaut une vie dépourvue d’aventure ? Qui ne soit, au moins parfois, aventureuse ? Au syndicat d’initiative on annonce des averses violentes et irrégulières toute la journée, tu inspectes le ciel qui ne tombe pas encore. Menace. À l’abri tu laisses passer une, deux, trois averses. À cinq ton grand-père s’engageait sur la nationale, même si une sixième voiture approchait dangereusement. La quatrième averse te rattrape dans une forêt de pins, tu regardes défiler un tapis d’aiguilles. Tu regardes la pluie serrée, oblique, et l’éclaircie se former entre les nuages. Les pins partagent à deux ou trois un même tronc depuis des décennies et s’en portent fort bien. Quelle audace ! Quelle assurance. La veille tu as entendu un cri épouvantable, répété, comme un arrachement ptoléméen de gorge, et tu n’as su s’il provenait d’un chien, d’un oiseau ou d’un monstre sanguinaire ayant humé l’odeur de ton sang. Cette fois tu passes sous le vent d’un patou, te croyant plus malin que lui – bien que tu n’aies pas prévu d’égorger un mouton. Tu disposes de cinq sens afin de te sentir exister. Une minute de la vie d’une marmota marmota est sûrement plus intense qu’une journée d’homo economicus. Mais il te manquait encore le froid, la faim, pour ressentir, depuis que tu t’es extrait de ton confort, que tu existes. Voilà, c’est maintenant, aux dernières lueurs du jour, un cadeau des dieux – le ciel ! quand il n’y a plus que toi dans la montagne. Et tous les humains alentours, confinés dans leurs refuges. Tu es frigorifié, détrempé, affamé – heureux. Seul – Mais viens ! Viens si tu veux, être heureuse avec moi. Non ? Ça ne te dit rien ? Évidemment tu es immortel. Ta conscience. Le privilège époustouflant de vivre dans ce corps sur cette Terre ! Ta conscience ne vient pas du néant et ne disparaîtra pas. Quand tu te réincarneras ce sera probablement sur une autre planète – celle-ci ne donnant plus trop envie d’y naître – mais assurément !  Et vous aussi, que j’aime, que j’ai aimées, vous et vos splendides singularités ne sauriez mourir. Cette aventure est prodigieuse.

jeudi 11 juin 2020

tu cherches un visage comme un paysage


11 août
Quatrième jour.

Par les chemins tu cherches un visage comme un paysage. Tu cherches le paysage d’un visage intrigué. Cette curiosité-là. Dans le visage chercher ; le paysage embrasser. Dans la montagne les femmes les plus belles sont accompagnées. Il y a trop de monde, des gens plus ou moins laids qui descendent depuis le parking-bar-restaurant aménagé au col, alors que toi tu montes. Tu voudrais plus de solitude pour mieux goûter le paysage. Tu marches et ça se refuse encore – l’exaltation – comme un encrassement des sens – la vue, l’ouïe, l’odorat, ce n’est plus comme "avant". (Mais tes rêves récurrents d’une randonnée parfaite ne recouvrent pas non plus une réalité.) Il te faudrait l’altérité d’un regard à côté du tien, ses émerveillements, des étonnements neufs. Et pourtant, ce que tu préfères dans la montagne c’est toi. Ton corps dans la montagne, ces sensations après lesquelles tu cours. (Et non, tu n’aimes pas de cette façon ! Ce qui te plaît chez l’autre c’est qu’elle ne soit pas une montagne.) Ce qui te plaît dans l’inconfort c’est d’être capable de te dégager de la peur de l’inconfort. Tu apprécieras d’avoir accompli une semaine un tant soit peu aventureuse. (Tiens, le patou a bondi sur une marmotte et lui a déchiqueté la gorge.) Ta puissance recherchée n’est autre chose que de la force vitale, une tonicité vibratoire. Un esprit de jouvence ? À flanc de montagne tu t’assieds, contempler tel un berger le passage du temps – les nuages ; les pentes douces et abruptes, le lac, les forêts de pins en contrebas. Tu écoutes les clarines des chèvres parmi les moutons, leur vastitude. Tu respires des odeurs ambrées-sucrées.

mercredi 10 juin 2020

tu voudrais la grâce d'un nouvel engouement


10 août
Troisième jour.

Seul ça ne sert à rien. Tu voudrais la grâce d’un nouvel engouement, tu voudrais un nouveau désir. Tu pourrais continuer longtemps sur ce thème. Ou alors raconter le faon qui bondit à ton approche sur le sentier escarpé ? Le taon qui attend à la fontaine de te piquer à la gorge ? (Le paon qui, précipité dans ces parages par un vortex d’assonances, se ferait bouffer par les marmottes ?) Raconter le patou qui aboie en bordure de son troupeau, impossible à corrompre. Raconter la bouse où ne tombe pas ton bob envolé, où tu t’étales en te baissant pour le ramasser, raconter les vaches que le vent ne décorne pas alors qu’il te fait presque tomber (une seconde fois) sous leurs sabots. La montagne est rude, elle est douce aussi, raconter la beauté des forêts, des vallons, des prairies d’altitude, les senteurs de milliers de fleurs. Les nuages changent, tu voudrais plus ou moins d’ombre, tu auras ce qui viendra et ce sera bien ainsi. Tu seras d’accord. Seul ça ne sert à rien mais tu n’es pas aussi seul que tu le crois. Toutes celles dont tu te souviens marchent avec toi. Si présentes. À certaines, parler, avec d’autres se taire. Tu les aimes de les avoir aimées, ces pensées essaimées est-ce aimer ? Oui, définitivement. Et traversant des champs dorés, penchés par le soleil couchant, tu redescends.

mardi 9 juin 2020

tu as surtout envie d'être ailleurs


9 août
Deuxième jour.

De vulnérabilité peut-être. Qu’est-ce qui te plaît dans tes mises à l’écart, dans l’absence de partage, dans tes repas maquereau en boîte-concombre-banane, dans les débarbouillages sommaires à l’eau d’un abreuvoir, dans les nuits encastrées sur le siège passager ? Qu’est-ce qui te plaît dans ton mépris envers les conforts plus conformistes ? De ne surtout pas être assimilable à un vacancier, un touriste, un citoyen respectueux des institutions, un homme qui ne serait pas en colère ? (Déjà que tu ne peux nier être un automobiliste…) Tu dis apprécier au matin d’être réveillé par le soleil, sans perte de temps, et partir de suite sur les chemins.
Sauf que cette fois-ci tu as surtout envie d’être ailleurs, dans les hautes montagnes – deux jours que tu roules ! Tu redémarres. Il ne fait pas vraiment moins chaud, tu n’avances pas plus vite. C’est interminable. En plus il y a des travaux, des déviations, de la circulation alternée. Tu te sens triste, tu penses, tu te dis que le désir manque, depuis longtemps, qu’il te faudrait un nouvel engouement. Et si la montagne elle-même en était un trop vieux ? Tu ne sais plus, tu roules sans savoir. David Bowie a remplacé Bashung, il chante dans ta tête "I’m dying now". Qu’on ne compte pas sur toi pour tenir des discours émouvants devant un cercueil. L’occasion devrait se présenter – tu as de bonnes raisons de te croire immortel. À la rigueur tu contribueras à la cagnotte s’il y a des fleurs. Tu décideras de venir ou non, en fonction des autres invités (hormis le ou la défunt.e). Mais prononcer quelques mots, jamais de la vie ! Ceci établi, ai-je le droit de te dire que je t’aime de t’avoir tant aimée et pour avoir illuminé ma vie ?
Tu arrives au pied d’un sentier escarpé. Tu grimpes, alors que le soleil descend. Des milliers de sauterelles s’égaient sous tes pas – le trafic démentiel dont tu t’es extirpé agite encore tes cellules. Tu es fatigué, il faut traverser la fatigue. Oui, il le faut. Tu traverses des prairies bourbeuses, le ciel à portée de main se dérobe à chaque nouveau replat. Tu ne parviens pas à atteindre le col à temps pour ne pas avoir à revenir en pleine nuit, mais c’était beau. Un peu. Les sensations recouvrées. La puissance telle une projection d’espoir. Tu t’endors entre un hôpital et une maison de retraite. Des miettes de brownie tombent dans ton sac de couchage.