samedi 20 juin 2020

tout fait sens et tu ne sais plus trop qui tu es

20 août
Jour 13


Tout fait sens et tu ne sais plus trop qui tu es. À qui sont ces chaussures à tes pieds, au marcheur empressé de gratter quelques centimètres d’allonge ou au danseur si pointu qu’il touche tout juste le sol ? Et lequel des deux est Binh-Dû ? Ça vasouille, arrive un faire-part de décès et tu refuses de t'extasier devant le nombre de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants. Et tu négliges de prendre en compte ce que représente pour ta mère la perte d’un premier amour, la clôture de six décennies de compagnonnage, même distant. As-tu assez remercié pour l’amour donné ? As-tu assez remercié pour le lapin à la moutarde et aux patates ? As-tu assez remercié pour l’obstination de dévotion, les actes d’amour que tu ne demandais pas ?

La route sinue dans les gorges qui se resserrent, le soleil descend en plein dans tes yeux. Tu portes des lunettes pour endiguer le flot. Est-il à ce point inassouvi, ton besoin de consolation ? Comment supporter le lot d’une vie – non pas la sienne propre mais celle de ceux qu’on a aimés et qui vieillissent, c’était cela, tout ce temps, les plaisirs, l’abandon des plaisirs, la douleur – et c’est inexorable, tous emportés ? Si tu cherches l’aventure, essaie la condition d’orphelin, dans l’ordre tardif des choses : rupture d’habitude, vertige du haut de pile, manque béant. Compassion désolée. La route t’éloigne dans la vulnérabilité d’un paysage inconnu. L’empathie d’un Binh-Dû s’effondre dans le regret de ce qui fut.

vendredi 19 juin 2020

une piste au lever du soleil


19 août
Jour 12

"Odette", appelle une dame sous ta fenêtre, sa petite chienne doit avoir fleuré une piste au lever du soleil. "Odette", doucement, comme pour ne pas réveiller. "Odette", et on ne saura pas si finalement la chienne fut retrouvée car une fois la fenêtre fermée tu t’es rendormi. Tu n'es pas certain d'ailleurs que le soleil se soit levé, peut-être as-tu rêvé. Le ciel est lourd et gris au-dessus des collines, quelques gouttes tombent, peut-on appeler cela de la pluie ? Ne te doutais-tu pas, en cueillant ces mûres, qu'elles seraient imprégnées de poussière – sur la piste se hissent de rutilants 4X4 d'où s'échappe un son à crever des nuages. Dans le maquis le silence devient oppressant, l'ouverture de la chasse a sonné et tu ne sais trop si tu dois redouter les sangliers ou les chasseurs. Quand tu enlèves ta chemise tu parais moins humain, en un sens. Les chaussures de marche que tu portes comptent trois pointures de plus que tes chaussures de ville, un vieux calcul de soldes qui te situe dans l’entre-deux. Tu remets ta chemise pour ne pas choquer la promeneuse qui chemine entre les vignes. Puis soudain tu aperçois le guêpier qui te narguait depuis des jours, du moins un envol jaune vif – et les autres couleurs sont déjà loin. La chèvre et son petit ne bougent pas de leur enclos, à distance raisonnable de ce qui s'avère un bélier. C'est donc que la chèvre serait un mouton ? Tu n'y comprends rien, on t'explique que c'est parce que tu es un genre de citadin. Pas question de te laisser cueillir les haricots sans supervision ! En revanche tu as le droit de remonter le store du balcon, sur la toile enroulée s’est imprimé il y a des années le corps d'une abeille. Mais la vie est douce, dans le figuier un fruit haut perché contenait toute la chaleur du soleil invisible et de la pluie suspendue.

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[note pour le billet de la veille : en cliquant sur les mots bleutés d'une nuance différente ("sur le chemin de ronde"), vous ouvrirez une page antérieure en relation avec le même lieu.]

jeudi 18 juin 2020

"Je peux jouer avec vous ?" dirais-tu...

18 août
Jour 11 

Tu te réveilles à point pour un solide petit-déjeuner, avant de serrer la poigne à cambouis d'un garagiste puis de déjeuner avec un ex-rugbyman, en fin de journée après un dîner frugal tu croiseras un chien que tu qualifieras d'imposant pour flatter ses maîtres. Les moines ne tournent toujours pas de nouveau sur le chemin de ronde, on gare sa voiture sous les tilleuls et on commande un volatile champignonné avec des patates (double ration). Il y a là en plus de toi deux couples et deux enfants, ça parle fort, à l'exception des enfants captés par leur smartphone. Rien ne se dit de mémorable, tu es tenté de suivre les enfants après le dessert, qui vont se percher sur un muret avec un frère et une sœur de la table d’à côté, Je peux jouer avec vous ? dirais-tu. Mais non, tu restes convenablement ennuyeux. D'ailleurs ils ne voudraient pas de toi, alors parlons encore de la disparité du prix des hôtels en région parisienne, et de ce petit caviste ardéchois, et de la difficulté de recruter des gens sérieux, et de souvenirs expurgés des ambivalences tendues qui les caractérisaient à l'époque où ils furent vécus. Les moines sur leur chemin regardaient-ils leurs pieds ou le paysage en contrebas ? De retour dans la maison tu surprends un gecko aplati sur le tapis. On le croirait mort ou en plastique ou pendentif tombé d'une boucle d'oreille. Mais essaie de t'en saisir – aussi délicatement que possible – il détale se réfugier à l'intérieur de l'enceinte posée sur le parquet. Tu attendras un jour une nuit avant de mettre de la musique. Tu as manqué l'heure du ramassage des haricots, qui se trouve être également celle de l'oiseau d'hier – à propos il s'agit d'un guêpier. Tu crois l'entendre chanter mais c'est presque la nuit à présent, le chien noir se découpe à peine sur le crépuscule. Les fillettes qui l'accompagnent demandent à leur pépé Qu'est-ce qu'il a dit le monsieur ? Elles ont cru que tu avais traité leur chien de gros, elles ont cru que tu étais un monsieur. En as-tu l'air, vraiment ? Une chouette lance son doux appel métronomique, qui n'a rien à voir avec le cri d'un hibou.

mercredi 17 juin 2020

est-ce sénilité ou attraction sélène ?


17 août
10ème jour

Tu pleures encore, mais est-ce la sénilité, déjà ? Ou un mouvement de lune, une attraction sélène ? L'effet d'un basculement du diaphragme, d'un coup la place pour respirer, ressentir, éprouver la tendresse en souffrance. C'est une femme qui l'inspire et transfigure, une fois de plus, là est le courage. Les deuils affrontés, passés, en cours, à venir. C'est elle et bien sûr ce n'est pas seulement elle – c'est un écho. Car un jour, pour toi aussi, certaines couleurs seront révolues, il n'est jamais trop tôt pour se préparer à ses propres résolutions. Vois où te ramènent tes rêves ! Et retourne au jardin, les guêpes folâtrent au-dessus du puits. Tant qu'elles ne te piquent pas tu diras qu'elles folâtrent. Mais tu ignores tout de ce qui les agite, nul essaim ne s'accroche dans le poirier. La terre est sèche aux pieds des fraisiers, le soleil trace une ombre oblique et frémissante, la bonne heure pour arroser. En profite le lézard contre le mur. Pour les haricots l'entreprise est plus basique – un tuyau verse dans une rigole, à ras bord, puis dans la seconde. Mais pour les tomates mieux vaut une main experte – ni trop ni trop peu, épargner les feuilles, se contorsionner entre les canisses. Tu essaies de repérer un oiseau chamarré à contre-jour, espère ! Oui, tu espères, il y a de la vie après la mort. La perpétuation de l'envie de courir. Certains n'ont pas attendu longtemps pour rencontrer leur mission (d'autres ne l'ont pas vue passer, d'autres encore se dispensent de tout conscientiser). Dans la maison voisine on fête un anniversaire avec une scie. Ta fenêtre ouverte apporte un peu d'air frais ainsi que des rires que tu écartes pour plonger dans le prochain sommeil.

mardi 16 juin 2020

et les abeilles feraient miel de toute fleur


16 août

Et les abeilles feraient du miel de toutes les fleurs d'une altitude moyenne et profuse. Le matin, tu en reprendrais dans le pot, à la lame d'un couteau, pour en mettre sur ton pain. Le soleil ne taperait qu'au-dehors, tu regarderais le ciel sans aucune peur depuis ton côté de la fenêtre, et sur une antédiluvienne platine tu placerais le disque d'un enregistrement des rhapsodies de Brahms. Il y aurait de l'eau aussi, puisée dans le puits du jardin ou à une autre source claire. Un livre peut-être, évoquant un monde en sursis mais qui fut beau jadis et qu'il t'est offert d'arpenter tel un visiteur venu du futur. Quelle chance tu as, ne cesses-tu de te répéter, les lapins bondissent dans les clairières, l'un d'eux bientôt roussira dans la cocotte avec des rattes venues elles aussi du jardin. Ce droit de prédation animale, tu le concèdes à ceux qui te nourrissent, sur tes jambes une enfilade de piqûres d'insectes. À l'heure de la sieste tu te connectes avec le vaisseau en circulation stationnaire dans l'espace. Comment allez-vous ? Ils ne répondent pas, occupés à de plus vastes soucis. Mais toi, comment vas-tu ? Un sourcier méditatif repositionnes tes organes de manière à ce qu'ils n'empiètent pas les uns sur les autres ni ne se pressent trop contre les barreaux de ta cage thoracique. Tu laisses faire, tu laisses agir, les yeux clos sur l'azur de souvenirs anciens – tu n'étais même pas né. Un fou n'avait pas encore eu l'idée du moteur à explosion. Sur les vignes une aura horizontale accompagne ton retour à la maison, chacune des cellules de tes muscles réclame de l'eau, encore de l'eau. Tout ton royaume connecté pour un verre d'eau ! Et un fourmillement sous le diaphragme, le soir tombe de plus en plus vite. Tu prêtes attention où tu poses le pied, près du banc de la lectrice - ta mère - sur la falaise. Tu ramasses de petits cailloux oblongs, insoupçonnables de former planète, et tu en bouches les trous de guêpe dans le sol. Un petit garçon écrase les sauterelles rouges au moment où elles se posent, tu ne te trouves rien de commun avec lui, tu le plains. La nuit, un rythme monolithique traverse les collines, depuis le village où l'on jette les filles dans le canal pour les repêcher, seins collant au chemisier. Tu fermes tes oreilles et rêves d'ailleurs.