Jour 13
Tout fait sens et tu ne
sais plus trop qui tu es. À qui sont ces chaussures à tes pieds, au marcheur
empressé de gratter quelques centimètres d’allonge ou au danseur si pointu
qu’il touche tout juste le sol ? Et lequel des deux est Binh-Dû ? Ça
vasouille, arrive un faire-part de décès et tu refuses de t'extasier devant le nombre de
petits-enfants et d’arrière-petits-enfants. Et tu négliges de prendre en compte
ce que représente pour ta mère la perte d’un premier amour, la clôture de six
décennies de compagnonnage, même distant. As-tu assez remercié pour l’amour
donné ? As-tu assez remercié pour le lapin à la moutarde et aux
patates ? As-tu assez remercié pour l’obstination de dévotion, les actes
d’amour que tu ne demandais pas ?
La route sinue dans les
gorges qui se resserrent, le soleil descend en plein dans tes yeux. Tu portes
des lunettes pour endiguer le flot. Est-il à ce point inassouvi, ton besoin de
consolation ? Comment supporter le lot d’une vie – non pas la sienne propre
mais celle de ceux qu’on a aimés et qui vieillissent, c’était cela, tout ce temps, les plaisirs,
l’abandon des plaisirs, la douleur – et c’est inexorable, tous emportés ?
Si tu cherches l’aventure, essaie la condition d’orphelin, dans l’ordre
tardif des choses : rupture d’habitude, vertige du haut de pile, manque
béant. Compassion désolée. La route t’éloigne dans la vulnérabilité d’un
paysage inconnu. L’empathie d’un Binh-Dû s’effondre dans le regret de ce
qui fut.