samedi 24 avril 2021

A un moment, elle a dit C'est drôle

14 janvier 2020

(18/n)

Même les arbres sont en fleurs ! Un cerisier ? De petites fleurs blanches, c’est beaucoup trop tôt, que vont-elles devenir ? Dana n’est plus vierge, elle s’est débrouillée avec ses doigts et un légume adéquat. Elle n’a pas d’impatience mais une grande perplexité. Les garçons de son âge ne l’inspirent pas. Les hommes sur les sites pornos sont immondes et brutaux, pour la plupart.

Lydia à son travail le soir guette du coin de l’œil mais ne voit pas apparaître celui qui fantasme qu’elle pénètre dans sa boutique à lui, dans le quartier de la Bourse. Ils n’ont pas échangé leurs numéros de téléphone. Elle ne pensera pas à lui quand elle ira visiter sa sœur, ne retournera pas au café dont il n’est pas un habitué. S’il est trop timide, cela ne regarde que lui.

Il se demande si elle a le sens de l’humour. Il se l’est demandé tout au long de leurs thés à la menthe (le patron leur avait offert une seconde tournée comme s’il les aimait bien, comme s’il voulait les aider). Elle affichait un petit sourire perspicace, mais de quoi ? Et lui-même était si crispé, dirait-il que l’humour le caractérise ? Ah, ah ! À un moment, elle a dit « C’est drôle ».

vendredi 23 avril 2021

Ou bien la force de l'amour

13 janvier

(17/n)

Les jonquilles éclosent très en avance au-dessus du périphérique où l’on a aménagé une sorte de jardin. Il y a des pâquerettes sur les pelouses, c’est n’importe quoi. Ou bien la chaleur dégagée par les voitures en-dessous ? Ou bien la force de l’amour. Lydia tient toute sa force de sa fille, et sans doute même quand sa fille n’était qu’un désir vague, un projet d’avenir, son énergie était tout entière tendue vers la survenue de Dana, comme une attraction lunaire ou le cycle des saisons. Dirait-elle. Elles sont fortes d’être deux, c’est l’amour, ça l’était avant que Dana ne naisse, ça le sera après qu’elle sera partie mener sa propre vie. Je voulais parler de Lydia mais c’est de Dana qu’il faudrait parler.

La sœur de Lydia ne montre pas ses inquiétudes ni ses douleurs. C’était sa cinquième opération depuis l’accident, peut-être pas la dernière. Quand elle pleure c’est en conséquence d’une lésion sur un de ses nerfs lacrymaux. Son mari ne s’y trompe plus, elle détrompe ses enfants en souriant comme elle le peut, Lydia se sent un peu étrangère. Elle a heurté par mégarde le coude d’une adolescente dans l’escalier du centre commercial qui lui a dit gentiment « Il n’y a pas de mal, Madame », ce qui l’a choquée. Comme si elle était une prof d’un âge respectable. Lydia a le sentiment d’avoir toujours quinze ans, et qu’il faille le cacher à sa fille. Quoique c’est seulement avec Dana qu’elle se sent plus adulte.

mercredi 21 avril 2021

Un étroit tapis de caisse

12 janvier 2020

(16/n)

Elle est en retard, Dana lui a envoyé le texto de rigueur, T où ? Dans le bus, Lydia a rappelé, J’arrive dans dix minutes, attends-moi. Qu’elles dînent ensemble, moyen d’éviter que sa fille avale en vitesse le genre de cochonneries que Lydia voit défiler sur les tapis de caisse et qui se retrouvent aussi dans leur frigo. En cas d’urgence. Pour dépanner. Elle n’est pas une experte en alimentation, simplement elle se méfie. Cet homme lui fait une drôle d’impression, on dirait qu’il cache quelque chose, c’est peut-être seulement sa timidité. Ou de la naïveté. Ou une stratégie. Elle ne sait pas trop quoi en penser. Le centre commercial se trouve à cinq cents mètres de son immeuble, inévitablement des gens la reconnaissent dans les rues de son quartier, certains l’arrêtent, elle a parfois l’impression d’être une célébrité. Comme doivent l’être la boulangère, le pharmacien. Elle aurait dû apprendre à ne pas les remarquer, faire semblant, comme derrière des lunettes noires. Cela n’a rien de glamour. Beaucoup de vieux libidineux. Lui c’est différent, pas uniquement pour l’âge. Il fait presque partie du supermarché pour elle, depuis ses débuts elle l’y a vu faire ses courses. Quelques mots échangés lors de ses passages en caisse. Il a l’air un peu triste. Elle n’a pas de place pour lui.

mardi 20 avril 2021

Ses mains en cercle autour du verre à thé

11 janvier 2020

(15/n)

Elle a mis ses mains en cercle autour de son verre de thé à la menthe, ne semble pas pressée de prendre la parole. Il se souvient de ce qu’on raconte sur les cacahuètes de bar, ne sait pas quoi faire de celles qu’il tient dans sa main, les reposer dans la soucoupe ? S’en débarrasser discrètement sous la table ? Il faudrait qu'il dise quelque chose, ah oui : Alors votre sœur va bien, ce n’est pas trop grave ? Il aurait préféré la tutoyer. Heureusement qu’il n’a pas commencé par « ta sœur ». Elle lui explique que si, c’était grave, mais elle a eu le temps de s’y habituer, un accident de voiture qui remonte à deux ans, une série d’opérations de chirurgie réparatrice, normalement c’est la dernière. Il ne sait pas comment réagir. Il se brûle légèrement la langue avec son thé. Elle lui demande s’il est un habitué de ce café. Du tout, c’est la première fois, et pourtant il habite juste à côté. Rit-il. Je n’ai pas de café habituel. En fait je ne vais pas dans les cafés. Je veux dire rarement. Pas seul en tout cas. S’embrouille-t-il. J’imaginais parfois que vous entreriez dans la boutique où je travaille, mais jamais je n’aurais pensé vous croiser ici ! Pourquoi, vous travaillez dans une boutique du centre commercial ? Non, dans le quartier de la Bourse. Elle ne comprend pas. Je veux dire, cela aurait été amusant que je vous encaisse, pour changer ! Elle l’observe, il n’a pas été clair – « amusant que je vous encaisse », il a vraiment dit ça ? Elle lui demande ce qu’il vend dans sa boutique, il respire mieux, en lui répondant jette les cacahuètes derrière le radiateur. Au fait je ne suis pas sûr de connaître votre prénom… Léna ? Lydia. Et vous ? Il le lui dit. On pourrait se tutoyer, je préférerais. Elle s’étonne qu’il ait presque su son prénom, il lui explique. Les tickets de caisse... (Mais est-ce une explication valable ?). Cela ne me dit pas vraiment pourquoi vous imaginiez – pardon, tu imaginais – que je vienne dans ta boutique. J’imaginais que nous aurions des choses à nous dire. Réplique-t-il. Elle l’observe de son regard direct, une esquisse de sourire sur les lèvres. Ils se taisent.

lundi 19 avril 2021

Le ciel se dégage en silence

10 janvier 2020

(14/n)

Le ciel se dégage en silence. Cela sent le passé et les parquets grinçants, les déambulations nonchalantes. Les manteaux de laine. Le ciel se dégage à l’extérieur mais l’encadrement des fenêtres n’est pas supposé former tableau. Seuls les plus dilettantes jettent un œil, ou les rêveurs, ou les enfants lassés. Dans le musée on peut s’asseoir sur une banquette face aux cimaises. Une femme de haute taille t’inviterait à la rejoindre, à regarder. Est-ce que tu vois ? Est-ce que tu ressens ? À un moment tu dois te dire : « C’est celui-ci, ce tableau, celui que je cherchais ». Ou tu dois repartir chercher plus loin. Tu regarderais le profil de cette femme à côté de toi et tu penserais : C’est elle.

Il la reconnaît mais il ne réagit pas tout de suite, comme si cela ne se pouvait pas. Question de contexte, que ferait-elle dans son quartier ? Il ne l’a jamais connue que de l’autre côté du périphérique. Il n’est pas certain de son prénom, inscrit sur les tickets de caisse mais elle n’est plus aux caisses depuis longtemps maintenant, Léna ? Il ne l’appelle pas, elle ne le voit pas, plongée dans ses pensées, sa marche vive. Il se porte à sa hauteur, esquisse le geste de poser une main sur son épaule, elle sursaute. Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer ! Elle sait très bien qui il est, il le sait. Elle ne dit rien, ne sourit pas. Excusez-moi. Non, c’est moi, j’étais ailleurs.

Elle était à l’hôpital voir sa sœur qui venait de se faire opérer, lui apprend-elle, mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter, C’est drôle qu’on se croise. Il a presque envie de rire tant l’adjectif est inadéquat. Elle reste là, devant lui. Il ne veut pas qu’elle parte. Il veut l’inviter quelque part, évidemment pas chez lui bien qu’ils se trouvent à deux pas, dans un café, boire un verre ? Elle veut bien. Mais où, pas sur ce boulevard horrible, il ne sait pas, il ne va jamais dans les cafés de son quartier, Par ici, dit-il. Dans une rue oblique, un bistro arabe, quand il s’efface pour la laisser entrer, il lui semble qu’ils forment un couple. Il n’y a pas grand monde, ils s’assoient près de la vitrine.