lundi 11 octobre 2021

Rhizomiques #82

Chaque fois qu’elle était venue voir ses parents à la cour, on y donnait des représentations théâtrales. Des gens étaient sur scène et jouaient la comédie, mais elle avait tout de suite compris que ce n’était pas vrai et que la simulation elle-même n’était qu’un masque, car ce n’était pas le théâtre qui était factice, non, tout le reste n’était que simagrées, déguisements et fioritures, tout ce qui n’était pas du théâtre était factice. Sur scène, les gens étaient eux-mêmes, parfaitement vrais, entièrement transparents.
Dans la vie réelle, personne ne récitait de monologue. Chacun gardait ses pensées pour lui, on ne pouvait pas lire un visage, chacun traînait le poids mort de ses secrets. Personne ne se tenait seul dans sa chambre en évoquant à voix haute ses désirs et ses craintes mais, quand Burbage le faisait sur scène, avec sa voix grinçante, ses doigts très fins à hauteur des yeux, il ne semblait pas naturel que tout le monde dissimule sans cesse ce qu’il ressentait. Et les mots qu’il employait ! Des mots riches, rares, chatoyants comme des étoffes précieuses – des phrases si parfaitement assemblées qu’on n’aurait jamais pu les assembler ainsi. Voilà le but, tel était le message du théâtre, voilà comment tu devrais parler, te tenir, ressentir les choses, voilà comment ce serait d’être vrai.
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L’artiste ne se contente pas de présenter un miroir à la société. Si le monde est cupide, l’artiste doit être généreux. Si la guerre et la haine règnent, il doit être pacifique et aimant. Si le monde est fou, il doit proposer l’équilibre ; et si le monde devient vide, il doit l’emplir de son âme.
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(…) surgir sur la scène. Non s’y ruer ni s’y précipiter en sauve-qui-peut. Y pénétrer comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, comme si l’on ne se souciait en aucun cas d’établir une distinction entre l’ombre rassurante des coulisses d’où l’on vient de s’arracher et cet espace conditionné où nous sommes obligés de nous rendre, tout simplement parce que c’est l’instant de notre entrée. Et si l’on prend le parti de surmonter cette frayeur irraisonnée pour mettre pied dans l’inconnu, ce n’est certes pas pour y trouver refuge, mais bien davantage pour y fuir le confort conventionnel d’une vie régulière et acclimatée à son entourage et à la société de ses semblables, mais pour y gagner un temps qui n’est pas fissible, qu’on ne saurait mettre en partage que dans ces instants où il est joué-vécu sur la scène du théâtre comme il est vécu-rêvé dans la salle par la multitude des spectateurs, chacun étant singulièrement happé et extrait de sa vie quotidienne pour entrer de plain-pied dans cette surréalité retrouvée.

José Eduardo Agualusa (in La reine Ginga - et comment les Africains ont inventé le monde)
& Russel Chatham (cité par Rick Bass in Sur la route et en cuisine)
& Denis Lavant (in Échappées belles)

lundi 27 septembre 2021

vendredi 17 septembre 2021

Interlude #15

"Don't be tempted to look back
It has all happened before
Someday miraculous spread
will forgive 
every cowardly thing that you've done"
 

The Do (Dust it off)

mercredi 8 septembre 2021

Rhizomiques #81

Il éteignit sa cigarette sur le sable et se faufila dans le terrain pour se joindre aux femmes. Je jetai un œil de loin. Ma tante avait étalé par terre les papiers qu’elle avait reçus de mon père. Dès qu’elle le vit approcher, Rosi lui demanda :
- Explique comment on fait ?
- Comment on fait quoi ?
- Comment est-ce qu’on arrive à lire ? J’aimerais tellement savoir…
- Ça prend du temps pour apprendre, Rosi.
- J’ai vu comment tu fais. Tu passes le doigt sur les lignes et tu remues les lèvres. J’ai déjà fait la même chose et je n’entends rien. Explique-moi quel est le secret. J’apprends vite.
Mon père leva les yeux au ciel et promena ses mains sur les feuilles qui gisaient dans la poussière.
- Pour lire ces papiers, Rosi, il faut rester immobile. Complètement immobile, les yeux, le corps, l’âme. Tu restes comme ça un temps, comme un chasseur en embuscade.
Si elle restait un temps immobile, il se produirait l’inverse de ce qu’elle attendait ; ce seraient les lettres qui se mettraient à la regarder. Et elles lui murmureraient en secret des histoires. Tout cela ressemble à des dessins, mais à l’intérieur des lettres il y a des voix. Chaque page est une boîte infinie de voix. Quand nous lisons, nous ne sommes pas l’œil ; nous sommes l’oreille. Et ce fut ainsi que parla Katini Nsambe mon père.
Rosi s’agenouilla devant les papiers et se tint coite, dans l’attente que les lettres lui parlent.
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Il s’efforçait de lire les mots posés sur ses genoux. C’était une histoire qui venait d’ailleurs, une histoire russe traduite et abrégée pour le petit peuple. (…) Il la lisait parce qu’il avait souscrit un abonnement coûteux : deux shillings par an, une somme à laquelle il valait mieux ne pas penser trop souvent, parce qu’il aurait tout de suite été tenté de résilier. Le souci, c’était de savoir à partir de quand un travailleur manuel comme lui, pour qui chaque shilling comptait, commençait à en avoir pour son argent – pour ses deux shillings –, et si ce qu’il lisait, quand bien même Kelso parcourait en intégralité les livres reçus, chaque mois et toute l’année durant, valait deux shillings. Les mots, ça n’était pas comme les disques, les mouchoirs en soie ou ces gilets épatants qu’il aimait tant, les seuls objets pour lesquels il avait jamais accepté de dépenser une telle somme. Les mots, c’était différent. Qu’est-ce que c’était, alors ? Cela paraissait impossible à savoir. Selon lui, les gens cultivés n’avaient pas non plus la réponse à cette question, mais contrairement à lui, ils n’étaient pas à deux shillings près.
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Le second essai était tout aussi incompréhensible. Du coup, je me trouvai stupide d’avoir cru que je pouvais être écrivain. Je continuai malgré tout. De temps à autre, j’apprenais quelque chose qui me semblait utile. Un des chapitres disait que Hemingway pouvait se permettre d’écrire simplement parce qu’il parlait de choses exotiques. S’il avait abordé des choses ordinaires dans un stye ordinaire, il aurait été ennuyeux. Cette remarque était située au milieu d’un paragraphe. Je fus troublé de voir une réflexion aussi importante cachée de cette faaçon. Si j’écrivais sur des sujets exotiques, pensais-je, je pourrais donc être un écrivain médiocre et connaître malgré tout le succès.
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Les perroquets ne disaient pas de grossièretés avant onze heures, j’ai raconté ça dans une rédaction à l’école, la camarade maîtresse m’a dit que c’était vilain de mentir et m’a fait refaire une autre rédaction. Comme c’était un sujet libre, j’ai écrit l’histoire de l’amie de GrandMèreAgnette, CarmenFernandez, qui était enceinte d’un sac de fourmis et après d’un bébé-oiseau ; la maîtresse a menacé de me donner des coups de règle et m’a demandé si je ne savais pas faire des rédactions normales comme les autres enfants, peut-être sur un voyage ou sur quelqu’un de mon entourage.

Mia Couto (in Les sables de l'empereur)
& Zadie Smith (in Déconstruire l’affaire Kelso Cochrane)
& Akhil Sharma (in Notre famille)
& Ndalu de Almeida, dit Ondjaki (in GrandMèreDixNeuf et le secret du Soviétique)