mardi 19 octobre 2021

Rhizomiques #83

L’une des dernières fois où tu es venu me voir, tu portais une chemise bleu clair à manches courtes. Je l’ai mise exprès pour toi, as-tu dit. Nous avons baisé six heures d’affilée cet après-midi-là, ce qui paraît à peu près impossible, mais c’est ce qu’a indiqué la pendule. Nous avons tué le temps. Tu te rendais dans une ville en bord de mer, une ville de grand bleu où tu passerais une semaine avec l’autre femme dont tu étais amoureux, celle avec qui tu vis à présent. Je vous aime toutes les deux de manière complètement différente, as-tu dit. Réfléchir trop longtemps à cette affirmation ne m’a pas semblé très sage.
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S’il était possible pour Tilo et Musa d’avoir cette conversation étrange au sujet d’une troisième personne aimée, c’est qu’ils étaient à la fois l’un pour l’autre l’amoureux/se et l’ex-amoureux/se, l’amant/e et l’ex-amant/e, le frère ou la sœur passé/e ou présent/e. (…) Parce qu’ils se faisaient confiance au point de savoir, même s’ils en étaient blessés, que la personne élue par l’autre, quelle qu’elle puisse être, était digne d’amour. Et dans le domaine de l’amour, ils possédaient une forêt virtuelle de filets de sécurité.
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Tu me demandes parfois si je suis jaloux. Je te réponds non. Parce que ti voglio bene, je t’aime. Le mot bene, bien, change tout. Si on l’enlève, il reste : ti voglio, je te veux. Là oui, on est jaloux. Mais moi j’ajoute le mot en plus, juste et précis : ti voglio bene.

(…) Tu es une femme au cœur de la vie. S’il t’arrive d’éprouver un désir impérieux pour un homme, tu l’exprimes et tu le satisfais. J’espère que tu ne tomberas pas amoureuse, mais quand bien même, je t’aime tant. Le bonheur que tu saisis avec un autre ne m’enlève rien de toi. Tu ne pouvais trouver ce bonheur avec moi. 

J’ai toute une variété de bonheurs avec toi, tu ne m’en as pas privé, tu en as même inventé que je ne pouvais pas imaginer. Ils sont faits sur mesure pour moi et ne pourront se reproduire avec aucun autre.

Il en va ainsi des bonheurs.

Maggie Nelson (in Bleuets)
& Arundhati Roy (in Le ministère du bonheur suprême)
& Erri De Luca (in Impossible)

samedi 16 octobre 2021

Attentives #20

Elle se souvient d’avoir oublié une flasque dans la voiture de Connell le jour où ils sont allés à Howth en avril, et de ne l’avoir jamais récupérée. Il se peut qu’elle soit encore dans la boîte à gants. Elle regarde la boîte à gants mais se dit qu’elle ne peut pas l’ouvrir, parce qu’il va lui demander ce qu’elle fait, et qu’elle sera obligée de reparler du voyage à Howth. Ils sont allés se baigner à la mer, ce jour-là, puis se sont garés à l’abri des regards et ont fait l’amour sur la banquette arrière. Il serait effronté de lui rappeler cette journée au moment où ils se retrouvent dans la voiture, même si elle aimerait braiment récupérer sa flasque, à moins qu’elle s’en fiche pas mal, de cette flasque, et qu’elle veuille simplement lui rappeler qu’il l’a baisée sur la banquette arrière de la voiture dans laquelle ils sont assis, elle sait que cela le ferait rougir, elle cherche peut-être à le faire rougir comme en une démonstration sadique du pouvoir qu’elle a sur lui, mais ça ne lui ressemble pas, alors elle se tait.

Sally Rooney (in Normal People)

mercredi 13 octobre 2021

Vivaces #31 / Rhizomiques #82 bis

Je pensais qu'au moment où l'on mettait les pieds sur une scène de théâtre, ou qu'un metteur en scène disait "Action", il fallait passer dans un autre état du corps, de l'imagination, de la sensibilité. Que c'était ça, jouer, donner quelque chose de soi-même qui justifiait qu'on soit là. Maintenant, je considère plutôt que le droit d'être là tient à la capacité à ce que rien ne change, à ce que le mot "Moteur" ne modifie en rien mon état physiologique.

Jeanne Balibar

Plus c'est dur, plus il faut être détendu, plus il faut se connecter au plaisir, parce que le plaisir fera tout ce qu'on ne sait pas faire.

Anouk Grinberg

(...) cet élément de concentration sans lequel rien ne peut se produire, et donc, quelles que soient les circonstances, il faut trouver ce rapport très intime à l’œuvre, et le faire de façon détachée de toute autre considération, c'est nécessaire aussi, autrement on ne rend service à personne. (...) une conscience aigüe de tout ce qui se passe, mais sans le contre-point de l'esprit.

Juliette Binoche

lundi 11 octobre 2021

Rhizomiques #82

Chaque fois qu’elle était venue voir ses parents à la cour, on y donnait des représentations théâtrales. Des gens étaient sur scène et jouaient la comédie, mais elle avait tout de suite compris que ce n’était pas vrai et que la simulation elle-même n’était qu’un masque, car ce n’était pas le théâtre qui était factice, non, tout le reste n’était que simagrées, déguisements et fioritures, tout ce qui n’était pas du théâtre était factice. Sur scène, les gens étaient eux-mêmes, parfaitement vrais, entièrement transparents.
Dans la vie réelle, personne ne récitait de monologue. Chacun gardait ses pensées pour lui, on ne pouvait pas lire un visage, chacun traînait le poids mort de ses secrets. Personne ne se tenait seul dans sa chambre en évoquant à voix haute ses désirs et ses craintes mais, quand Burbage le faisait sur scène, avec sa voix grinçante, ses doigts très fins à hauteur des yeux, il ne semblait pas naturel que tout le monde dissimule sans cesse ce qu’il ressentait. Et les mots qu’il employait ! Des mots riches, rares, chatoyants comme des étoffes précieuses – des phrases si parfaitement assemblées qu’on n’aurait jamais pu les assembler ainsi. Voilà le but, tel était le message du théâtre, voilà comment tu devrais parler, te tenir, ressentir les choses, voilà comment ce serait d’être vrai.
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L’artiste ne se contente pas de présenter un miroir à la société. Si le monde est cupide, l’artiste doit être généreux. Si la guerre et la haine règnent, il doit être pacifique et aimant. Si le monde est fou, il doit proposer l’équilibre ; et si le monde devient vide, il doit l’emplir de son âme.
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(…) surgir sur la scène. Non s’y ruer ni s’y précipiter en sauve-qui-peut. Y pénétrer comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, comme si l’on ne se souciait en aucun cas d’établir une distinction entre l’ombre rassurante des coulisses d’où l’on vient de s’arracher et cet espace conditionné où nous sommes obligés de nous rendre, tout simplement parce que c’est l’instant de notre entrée. Et si l’on prend le parti de surmonter cette frayeur irraisonnée pour mettre pied dans l’inconnu, ce n’est certes pas pour y trouver refuge, mais bien davantage pour y fuir le confort conventionnel d’une vie régulière et acclimatée à son entourage et à la société de ses semblables, mais pour y gagner un temps qui n’est pas fissible, qu’on ne saurait mettre en partage que dans ces instants où il est joué-vécu sur la scène du théâtre comme il est vécu-rêvé dans la salle par la multitude des spectateurs, chacun étant singulièrement happé et extrait de sa vie quotidienne pour entrer de plain-pied dans cette surréalité retrouvée.

José Eduardo Agualusa (in La reine Ginga - et comment les Africains ont inventé le monde)
& Russel Chatham (cité par Rick Bass in Sur la route et en cuisine)
& Denis Lavant (in Échappées belles)