vendredi 26 novembre 2021

Tu préfères te taire, souvent

(27/n)

Tu préfères te taire, souvent. Les paroles qui te viennent aux oreilles le plus souvent désolent ton cœur. Non pas celles de tes amis, bien entendu, mais tes amis le plus souvent ont autre chose à faire que te parler. Ils te considèrent comme quelqu’un de solitaire.

Rémi a dans son ordi des compositions qui n’attendent plus que des mots à chanter par-dessus. Pas les tiens, c’était l’enfer à mémoriser, il se souvient : Aux voiles déployés les serments qui nous tiennent / Tu es ma belle amante et de cœur et d’esprit / Pour toujours si le temps se joue des insomnies / Et des fatalités aristotéliciennes.

Il n’a pas confiance en sa propre capacité à écrire des paroles, même si Céline l’y encourage. Toi aussi tu lui disais d’essayer. Tu lui donnais des conseils, Utilise tes propres mots, ça n’a pas besoin d’être sophistiqué, il suffit que ça vienne de l’intérieur… Je t’aiderai à dégrossir au besoin. Tu étais d’une condescendance, quand tu y repenses.

Céline compatit, Pauvre Rémi, il te donnait des alexandrins avec hémistiche, il se prenait pour Léo Ferré ou quoi ? Ils en rigolent, mais Rémi songe que les fatalités aristotéliciennes parlent davantage à Céline qu’à lui. Ils ne se connaissaient pas, à l’époque.

jeudi 25 novembre 2021

Comme une plante

(26/n)

[octobre 2020]

(...)

Mais n’est-ce pas toi plutôt ? Qui te concocte un programme à base de soleil, d’eau et d’oxygène, comme une plante. Assis en tailleur dans ton lit, adossé à deux oreillers, tu as replié tes racines très loin du sol. Ta fenêtre est fermée, elle donne sur un ciel gris. Tu as un peu mal partout et ton corps s’illusionne à croire qu’en respirant le moins possible la douleur pourrait se dissiper. Mais dans quel air ? Confiné comme tu es, l’air et tes pensées ont tendance à tourner en boucle. De même que ta vie, accolée à ses vies héritées. Ou que la médiatisation d’un nouvel égorgement sur la planète. La mémoire d’une nuit de pogrom parisien cinquante-neuf ans plus tôt. Une nouvelle assignation à résidence. Tu disais dépérir lors du précédent confinement, comme on le dit d’une plante, et pourtant c’était le printemps. Cette fois il va s’agir de passer l’hiver. (Mais à ceci près, tu n’es pas d’humeur morbide, assurais-tu ?)

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Rémi apprécie d’être vivant, c’est une qualité qui le rend très attirant à Céline, on le sent toujours à proximité d’un rire. Elle aime l’ampleur de ce rire, comme il est bien formé, musical, concret. Les philosophes n’ont pas assez étudié le rire, ils pensent pouvoir s’en tenir au sourire de l’esprit. (Si elle voulait faire un cours d’anti-philosophie, elle citerait Bergson comme paradigme du sinistre.) Rémi a été pour Céline une découverte, au début une énigme : elle n’imaginait pas qu’on puisse mener sa vie en combinant comme il le faisait insouciance et pragmatisme. Ils se sont connus quelques années après NoLog, il travaillait comme ingénieur du son. De contrat court en contrat court, souvent en déplacement, elle trouvait cela exotique. Une version inattendue de la liberté. Dans leur maison il s’est aménagé un petit studio, il pense à remonter un groupe ; Céline a déjà trouvé le nom : Logos’Notes.

mardi 23 novembre 2021

Et toi tu attends

(25/n)

(...)

Et toi tu attends. Tu attends parce que Céline attend. Chez elle c’est confus, chez toi c’est une manière d’être. Tu as rêvé cette nuit qu’en compagnie d’une amie tu assistais à un duo de danse, il y avait au final une lente avancée face public, deux pas l’homme, deux pas la femme, toujours en léger décalage, et puis à l’extrême bord du plateau c’était terminé. Tu quittais la salle avec ton amie. Tu cherchais la chorégraphe pour la remercier de votre rencontre vingt ans plus tôt. Ton amie non moins jolie que ton amie d’alors. Tu attends parce que tu ne crois pas au temps. Tu te réjouis que l’amour soit éternel, en rimbaldien illuminé. Mais ton amie mérite tellement mieux que cela !

[octobre 2020]

Quand tu te réveilles et te lèves, c’est comme si tu portais sur ton dos un siècle de déconvenues amoureuses. Céline trouverait ton attitude un peu répugnante, aggravée de complaisance. Elle est beaucoup plus directe, elle n’a pas le goût des décalages méditatifs. Heureusement elle ne te connaît que comme l’ancien pote de Rémi. En fait, vous ne devriez pas partager un pronom personnel commun dans cette histoire, il n’y a pas de "vous". Ni l’espace ni le temps Céline et toi ne partagez. Toi tu te prépares à l’instauration d’un couvre-feu sévère autant qu’aberrant. Tu vis dans un futur inconcevable. Tandis que Céline quelques années plus tôt attend quelque chose qui prendra l’apparence d’une question révélée et de sa résolution instantanée. Déjà elle a décidé qu’elle ne laissera pas passer un seul jour ensoleillé, durant cette saison froide et la suivante plus froide encore, sans en sentir la caresse sur sa peau.

lundi 22 novembre 2021

Jusqu'à ce qu'elle ait trouvé

(24/n)

(...)

Jusqu’à ce qu’elle ait trouvé. Sans qu’il y ait trace ni de la résolution ni de la question initiale. D’un apaisement au suivant, en passant par une perplexité nouvelle – telle est sa dynamique du désir.

Peut-être ta pathologie du moment, ta « crise de santé » ainsi que les optimistes nomment le déclenchement d’une maladie, résulte-t-elle d’une obscure obsession. Décider quoi faire de ses brasune question.

Tu peux encore jouer de la guitare. Bien calée, sans extravagances. Compay Segundo avait quatre-vingt-quinze ans. Tu ne fumes pas le cigare. Dans tes bras il manque quelqu’un qui ne serait pas toi.

Céline court plus vite maintenant. Et quand elle arrive à cette clairière qu’elle affectionne, environnée de châtaigniers, elle transforme sa course en danse, un moment. Puis elle repart. Elle suit son souffle.

samedi 20 novembre 2021

Le réel est râpeux

(23/n)

Parce que le réel est toujours plus râpeux que les mots pour le décrire. Les sensations de froid et de saleté, par exemple, comment les rendrais-tu ? La pensée que tu pourrais mourir allongé sur un sol souillé, incapable de te relever, la joue entaillée par de petits cailloux ou des fragments de verre, et une  ultime vision tel un terrain vague, goût de sang, odeurs d’urine. (À part cela, tu n’es pas morbide.)

Céline et Rémi ne cessent de s’étonner que leurs désirs soient synchrones. Comme circulaires, comme deux moitiés d’orange n’en faisant qu’une. (Céline a raconté à son compagnon la métaphore du Banquet de Platon, ce qui lui a semblé très concret, un kamasutra grec en une seule position mais aux possibilités infinies.) Ils ont simultanément envie l’un de l’autre, d’en revenir au corps trouvé de l’autre.

Mais pas tout le temps non plus, même au début de leur relation. Ils fonctionnent par séquences, mus par un même rythme pulsionnel. Ou bien l’un des deux s’ajuste-t-il imperceptiblement au désir de l’autre ? Le saurait-il même ? On est comme des femmes dans un couvent dont la période des règles s’harmonise, a plaisanté un jour Rémi. Céline quant à elle a le sentiment de chercher une réponse.