jeudi 2 décembre 2021

Tu aurais fait de même, non ?

(31/n)

(...)

Ou peut-être pas. Peut-être faudrait-il que tu vives à deux. Ou dans une maison, dans une petite ville. Ou que tu aies moins mal partout. Ou que tu sois plus jeune. Ou que tu sois moins désargenté. Ou que tu sois moins triste (variante : malheureux, déprimé, fatigué). Ou que tu parles mieux anglais. Ou que tu aies davantage d’espoir (on l’a déjà dite celle-là, non ?). Ou qu’il fasse moins froid. Penses-y, la liste peut s’allonger encore. Es-tu secrètement amoureux de Céline ? Es-tu jaloux de Rémi ? Le sort des migrants qui traversent des continents au péril de leur vie te préoccupe-t-il seulement ?

Son prénom est Youssef. Il a bu, mangé très peu. Il avait l’air exténué. Ils lui ont ouvert le canapé-lit, ont fait plein de signes – nous on dort à l’étage, mais si tu te réveilles la nuit tu peux piocher dans le frigo, tu peux aller aux toilettes, dans la salle de bains, on te laisse des couvertures supplémentaires si tu as froid, tu peux te reposer tant que tu veux, dormir (ils ont joint les paumes, incliné la tête sur le côté), sleep tu sais, demain on verra comment on peut help you, bonne nuit, good night. Céline avant de monter l’escalier a éteint la lampe du porche et laissé la porte déverrouillée.

mercredi 1 décembre 2021

A un pas de distance

(30/n)

Et puis voilà : il pleut, un homme se tient sous l’auvent du fleuriste, voûté, épaules relevées, dans un sweat qui souligne sa minceur. Les mains réunies dans la poche ventrale, un sac sur le dos. Une main qui se risque au-dehors, la paume se retourne à peine, la voix se fait tout juste entendre, une syllabe – food ?

Céline s’arrête, regarde sous la capuche le jeune homme qui garde la tête baissée. On va lui acheter quelque chose à la boulangerie, dit-elle à Rémi. Qui réfléchit, pas longtemps, On lui propose de venir chez nous, il est frigorifié.

Chez eux c’est à dix minutes à pied. Ils disent quelques syllabes eux aussi, comprenant que des phrases complètes en anglais sont trop compliquées – come, eat, warm. Ils font des signes, des mimiques – rain, brrr, cold. Ils sourient. Pas lui. Mais il les suit, à un pas de distance.

Il reste sur le seuil du salon alors qu’ils l’invitent à entrer, ses vêtements trempés alors qu’ils ont enlevé leurs bottes et leurs cirés. Bien sûr, lui n’a rien à enlever. Rémi le mène à la salle de bains, Céline fait chauffer de l’eau pour un thé. Voilà, cela a commencé ainsi. Rien que de très naturel. Tu aurais fait de même, non ?

mardi 30 novembre 2021

L'ironie est un triste rire

(29/n)

(...)

Céline t’expliquerait Kirkegaard et tu changerais d’avis à son propos. Tu découvrirais la différence entre avoir de vagues idées sur les philosophes et être professeur de philosophie. Tu réfléchirais à la différence entre répétition, réitération et renouvellement. (Mais tu n’en démordrais pas : encore un penseur qui ne sait pas rire, et là Céline ne te donnerait pas tort : l’ironie est un triste rire.)

Y a-t-il une différence aussi grande entre un gratteur de guitare comme toi et un musicien ? Un vrai musicien sait se détendre quand il joue, il n’accuse pas son instrument. Doit-il y avoir une si grande différence entre composer des alexandrins avec hémistiche et écrire des chansons ? Tu aimerais prouver que non. Mais le fait est que tu as arrêté. À l’époque tu vivais un profond chagrin d’amour.

Ta douleur est idiopathique, apprends-tu. Cela te fait marrer en sourdine (car rire te fait mal), avec une bonne dose d’ironie. Il y a une différence entre consulter les sites de médecine et être médecin, en réalité c’est ta pathologie qui est idiopathique. Et il y a une différence entre l’hypocondrie douloureuse et une souffrance dotée d’une juste cause, ah ah, tu souffres mais tu n’es pas idiot.

(Ici, par "juste cause" tu entends juste "cause".) Il y a une différence entre souffrir du haut du corps et souffrir de tout le corps et de l’âme aussi. Il y a une grande différence entre se sentir malheureux et être perdu sur un chemin d’exil. Entre une réitération de douleur et l’aventure inédite d’un désespoir. Céline et Rémi sont amoureux mais il commence à faire froid dehors, même le jour, il pleut.

lundi 29 novembre 2021

Ils ne mangent pas de quiche

(28/n)

Ils se sont rencontrés... Faut-il le raconter ? Une question que l’on pose dans les dîners, figure imposée, réponse obligée. L’un des deux parle, l’autre le regarde, tendresse. Encouragements autour de la table, rires, complicité tournante. Brin d’incertitude, évaluation du degré d’enjolivement, validation auprès du ou de la partenaire. Commentaire appréciateur ou plaisantin. Silence méditatif – mais toujours souriant en apparence, chances d’avenir du couple, crédibilité de son entente affective et sexuelle. Petits fantasmes privés, vite réprimés. Soulagement du Et voilà ! Depuis on ne s’est plus quittés... Rire général. On se ressert un verre, on reprend une part de quiche. Des amis, des parents, est-ce officiel ? Une présentation, ont-ils bien passé l’épreuve ?

Non, ils ne sont pas si conventionnels, pas plus dans la famille de Céline que dans celle de Rémi. Ils ne sont pas mariés. Ils ne prévoient pas de faire des enfants. Ils ne mangent pas de quiche. Avec leurs amis c’est plus informel, c’est aussi un peu chacun les siens. Tu ne connais pas bien Céline, par exemple, il est temps de l’avouer. Tu sais que Rémi l’a suivie dans son affectation pyrénéenne, une décision suffisamment significative.

Et puis c’est autre chose que tu veux raconter, cela arrive, c’est en chemin. On dirait que tu retardes le moment mais c’est surtout que tu n’es pas tout à fait prêt. Tu en es encore à gérer ta douleur. Tu penses à ta propre famille, aux réitérations de souffrance. (Céline, dans son cours d’anti-philosophie, taillerait un costard à Kirkegaard.)

vendredi 26 novembre 2021

Tu préfères te taire, souvent

(27/n)

Tu préfères te taire, souvent. Les paroles qui te viennent aux oreilles le plus souvent désolent ton cœur. Non pas celles de tes amis, bien entendu, mais tes amis le plus souvent ont autre chose à faire que te parler. Ils te considèrent comme quelqu’un de solitaire.

Rémi a dans son ordi des compositions qui n’attendent plus que des mots à chanter par-dessus. Pas les tiens, c’était l’enfer à mémoriser, il se souvient : Aux voiles déployés les serments qui nous tiennent / Tu es ma belle amante et de cœur et d’esprit / Pour toujours si le temps se joue des insomnies / Et des fatalités aristotéliciennes.

Il n’a pas confiance en sa propre capacité à écrire des paroles, même si Céline l’y encourage. Toi aussi tu lui disais d’essayer. Tu lui donnais des conseils, Utilise tes propres mots, ça n’a pas besoin d’être sophistiqué, il suffit que ça vienne de l’intérieur… Je t’aiderai à dégrossir au besoin. Tu étais d’une condescendance, quand tu y repenses.

Céline compatit, Pauvre Rémi, il te donnait des alexandrins avec hémistiche, il se prenait pour Léo Ferré ou quoi ? Ils en rigolent, mais Rémi songe que les fatalités aristotéliciennes parlent davantage à Céline qu’à lui. Ils ne se connaissaient pas, à l’époque.