mercredi 19 octobre 2022

Rhizomiques #117

Quand un homme est irrité, on se dit qu’il va se mettre à agiter ses poings en l’air dans tous les sens. Pas fort, ni pour blesser qui que ce soit, même pas volontairement, mais il se peut qu’il le fasse quand même, par réflexe, et que vous preniez un coup si vous êtes trop près. 
Et si un homme vous blesse, et que vous le laissez paraître, et que vous le regardez droit dans les yeux, il ne vous le pardonnera jamais. Car vous serez toujours la fille qu’il a blessée, et donc la fille qu’il pourra toujours blesser à nouveau. 
---
L’alcool avait fermenté son sang, l’invalidant comme père, le déqualifiant comme mari. Avec son épouse, Filimone n’étalait que du mauvais traitement. 
- Femme, on m’a tout volé. Te faire du mal est le seul pouvoir qu’il me reste maintenant. 
---
Il a l’air du genre de mec qui, en pleine baise, empoignerait une de ses propres fesses avec sa main libre. Le genre à exercer une poussée excessive de la main, comme s’il avait besoin d’aide pour pénétrer bien avant, avec, par-dessus le marché, une manière tout aussi affectée d’arquer le dos. Ouais, ce genre de mec-là. 
---
J’avais rompu parce que mon petit ami disait que je manquais d’audace au lit. Il me demandait sans cesse d’ouvrir la bouche davantage en embrassant : franchement, ça devenait épuisant. On embrasse comme on embrasse. 
 
Joyce Carol Oates (in Cœur brisé)
& Mia Couto (in Le talon de Virgilio)
& Craig Davidson (in Les bonnes âmes de Sarah Court)
& Ceridwen Dovey (in Au Jardin des fugitifs)

lundi 17 octobre 2022

Rhizomiques #116

Sur l’écran sont projetées en simultané des centaines de vidéos, passant du noir et blanc à la couleur. Elles montrent des femmes qui entrent dans des pièces et qui en sortent ; qui se font attraper par des silhouettes sans visage. Qui écartent les jambes sur des meubles et sont prises en photo : ligotées à des rails, giflées avec violence. Des centaines de femmes en gros plan, les larmes aux yeux, les traits figés, leurs visages d’une ressemblance confondante. En coda, une scène unique tourne en boucle : une femme qui se prend un coup de poing en pleine figure. Du sang lui jaillit des narines, elle sourit. « Tu m’aimes, déclare-t-elle, étendue par terre. Ça veut dire que tu m’aimes vraiment. » 
 ---
L’homme sanglote de fureur. Oh, il n’avait pas l’intention de lui donner des coups de pied. 
Sa faute à elle, la faute de la femme. Qui a provoqué ses pieds pour qu’ils la frappent. Pas sa faute à lui, mais à elle. De le transformer en bête alors que c’est elle, la femelle, qui est la bête, la chose bestiale. Comment peut-il lui pardonner ! 
Voyant qu’elle reste allongée, immobile, paralysée de terreur, il cesse de la frapper. Épuisé, haletant, il se radoucit. Mais continue malgré tout à la blâmer – « Toi ! C’est toi qui as fait ça. Ton âme ira en enfer, espèce de garce. » 
 ---
Je sentis alors des lèvres et un menton poilus sur ma bouche. Près de mes oreilles, il émit de petits grognements, tel un cochon cherchant des truffes. Du moins c’est ainsi que j’imaginais un cochon cherchant des truffes. Je prenais beaucoup de plaisir.
 
Nicole Flattery (in L’avortement. Une histoire d’amour) 
& Joyce Carol Oates (in Comme un fantôme : 1972)
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

jeudi 13 octobre 2022

Rhizomiques #115

Elle portait un minuscule short en soie bleu marine, laissant carrément entrevoir le bas de ses fesses, qui dépassaient juste un tout petit peu. Ça donnait une envie presque irrésistible de les toucher. Tout ce qu’elle disait passait à travers le filtre de la conscience qu’elle avait de son superbe cul, les mots qu’elle prononçait étaient quasiment secondaires comparés à la splendeur sous ce short. Pratiquement comme si elle n’était qu’un support pour cul et short. 
 ---
Ils nous salueraient, s’empresseraient de venir bavarder, sous-entendraient que nous étions de vieux amis, et je froncerais un peu les sourcils comme si j’essayais de me remémorer si nous nous étions déjà rencontrés. Je ferais part de mes regrets en souriant. Je feindrais de ne pas me rappeler. Le photographe qui ordonnait d’enlever le haut quel que soit le sujet de la séance. Le type qui nous avait traitées de petites cochonnes quand il nous avait surprises en train de nous jeter sur des croissants. Les nombreuses mains qui, lors des essayages, ne faisaient guère attention aux épingles et aux ciseaux. L’artiste capillaire qui avait coupé ma queue-de-cheval sans me demander la permission, après quoi il m’avait fallu des mois avant de recouvrer la possibilité de participer à des séances photo requérant des cheveux longs. La femme qui avait dessiné au feutre les lignes sur mes hanches en signe de graisse excédentaire comme si j’étais une carte du bœuf. Non, je ne me souviendrais pas d’eux – et je ferais payer le double à tous ceux qui m’avaient laissé entendre que j’avais intérêt à écarter les cuisses si je voulais du travail.
---
« Ton père était vraiment boucher ? 
- Ouais. Et il parlait vraiment du corps des femmes comme de morceaux de viande. "Dis donc, elle en a, de bonnes joues de veau ! Cette fille ferait un sacré rôti, troussée, ficelée et farcie." Puis il partait d’un rire bizarre. Ma mère, elle, se considérait comme une artiste. Quand j’avais onze ans, elle s’est inscrite à un cours de dessin d’après nature et m’y a emmené, pensant que ça me plairait. Je suis resté prostré sur ma chaise, à ne pas savoir où regarder. Au bout d’un moment, le prof a dit : "Tu dessines avec nous ?" C’était la première fois que je voyais des seins nus – les dessiner, c’était comme les toucher. J’ai dessiné ces seins encore et encore. Puis j’ai jeté un œil au chevalet de ma mère et me suis aperçu qu’elle avait tout dessiné, sauf la femme. Elle avait dessiné la table avec le vase, les fleurs, la fenêtre à l’arrière-plan, les drapés, mais pas le modèle. Le prof lui a demandé : "Où est la jeune fille ?" "Je préfère les natures mortes, a répondu ma mère. Mon fils, en revanche, regardez comme il la trouve belle !"
- C’était sarcastique ? »
 ---
Un jour, nous discutions du film Werner Herzog Eats His Shoe, un documentaire dans lequel on voit Herzog honorer sa promesse de manger sa chaussure si Errol Morris terminait son film Gates of Heaven. Notre enseignante décrivit cela comme un exemple de désir sexuel sublimé renforçant les liens du patriarcat, « ce qui ne veut pas dire que ces deux hommes ne sont pas de grands cinéastes, ajouta-t-elle. Simplement, la caméra opère du point de vue de la faim et de l’appétit masculins. (…) 
- Vous pensez qu’Herzog mangeant sa chaussure est un hommage à Charlie Chaplin mangeant une chaussure dans La Ruée vers l’or ? Ou est-ce que c’est une simple coïncidence ? 
- Il n’y a pas de coïncidences, répondit-elle. Uniquement des versions de l’image. » 
Comme souvent chez elle, sa phrase était plus énigmatique qu’éclairante, destinée à prolonger la discussion. 
 
Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Sofi Oksanen (in Le parc à chiens)
& A.M. Homes (in Dimanche, frangin
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

mercredi 21 septembre 2022

Rhizomiques #114

Dire que le temps sembla ralentir peut paraître précieux. Peut-être est-il préférable de dire que je sentais davantage le temps. Je sentais chaque seconde enfanter la suivante. Pas de rupture, pas de saut. Le raffut des oiseaux, les craquements du bois, le vent. 
---
Ça n’avait rien de rationnel ; mais ce n’était pas vague non plus. J’étais empli de lucidité, de la même façon que mon cerveau emplit mon crâne. La lucidité s’emboîtait parfaitement dans mon for intérieur, comme s’il s’y trouvait une cavité spécifiquement conçue pour l’accueillir. On pourrait la résumer ainsi : la distinction entre le monde extérieur et mon existence intérieure m’était brusquement révélée comme un faux pas. Ou mieux encore : je prenais conscience d’avoir passé ma vie à mal interpréter cette distinction. Ce n’était pas une séparation. Mais une inflexion, un raffinement. Une connexion. Le monde et moi formions non pas deux choses séparées, mais une totalité. 
Un immense sentiment de joie m’a envahi. C’était sans précédent. Je n’avais jamais rien ressenti de tel.
---
Les Grecs parlaient de l’enthousiasmos – ce qui signifie littéralement : "Plein de théos". De Dieu, ou de la Qualité. (…) Le zèle vous envahit lorsque vous êtes restés assez longtemps en paix, et que vous arrivez à voir, à entendre, à sentir l’univers dans sa réalité – et non plus seulement vos propres idées sur l’univers.
 
Alix Ohlin (in Copies non conformes
& Adam Roberts (in La chose en soi)
& Robert Pirsig (in Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes