mardi 16 mai 2023

Rhizomiques #143

(…) tu ignores surtout les règles élémentaires de la vie en société. Ce qui se fait ou pas, ce qui est la honte ou la gloire, ce qui se déplace autour de toi quand tu bouges, sans même que tu y touches. Le papillon de Lorenz maîtrise-t-il les répercussions de son battement d’ailes ? N’y a-t-il que toi qui navigues à vue ? Tu as souvent l’intuition d’avoir raté les instructions nécessaires à la vie en société, dans un moment de distraction originel. Chaque fois que cette impression revient, tu te sens atteinte d’un handicap léger.
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J’étais venu avec l’intention inavouée de lier connaissance, mû par la croyance incorrigible qu’il existe, pour un employé de mon espèce, une échappatoire à travers ses semblables. La seule manière de mettre un terme à cette déplaisante expérience était d’adresser la parole à quelqu’un, l’homme à côté de moi ferait l’affaire, d’être horrifié par ma maladresse et la futilité de ma tentative, et de me sevrer du désir de récidiver.
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Il ignore si sa dyslexie faciale et tonale est la cause ou la conséquence de sa dyslexie émotionnelle. Il sait ce que sont le chagrin, la rage, la jalousie, la haine, la joie et l’éventail normal des sentiments – mais il ne les ressent que comme de modestes changements de température. Si les Normaux apprennent cela à son sujet, ils se méfient de lui, si bien qu’il est condamné à se comporter comme un Normal et à échouer. Quand il échoue, les Normaux le trouvent fuyant ou pensent qu’il se moque d’eux.
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Au moins je ne peux pas dire que ce soit ce confinement qui me perturbe. Je trouve ça au contraire très agréable. C’est comme si le monde entier adoptait mon mode de vie, pour une fois j’ai l’impression d’avoir une longueur d’avance. Les gens se lamentent que ça fait trois semaines qu’ils ne sont pas allés à une soirée et j’ai envie de leur dire tu sais moi je suis allé à cinq soirées en vingt-trois ans et je tiens le coup. Mais je sais que ça ne va pas durer. Dès que ça va reprendre ils iront tous courir dans les bars et sur Tinder et moi je resterai en arrière, tout seul dans ma vie normale.
 
Fanny Chiarello (in Le sel de tes yeux)
& Céline Curiol (in Permission)
& David Mitchell (in Utopia Avenue)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)

jeudi 11 mai 2023

Rhizomiques #142

Son pas captivait tous les regards quand elle descendait les quelques marches qui menaient au rivage où une barque l’attendait pour prendre le large, ou quand, au retour, à une heure de l’après-midi au plus tard, Nicola – le fils de Lucibello dit la Sciamma, le Singe, le plus vieux et le plus hardi des anciens pêcheurs de Positano, qui s’était mis comme tous les autres à louer parasols et chaises longues – l’aidait à descendre de son embarcation, et suivait d’un regard ébahi ce pas sur le tapis de planches qui faisait un salon intime de l’antique crise pierreuse.
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Quand nous voyons une femme marcher dans la rue, comment savoir s’il s’agit d’une personne normale, ou d’une héroïque agoraphobe qui avance en tremblant sous le ciel brutal ? Il y a des gens qui ont peur des insectes ; d’autres, de l’eau ; d’autres, des feuilles vertes. Il y en a même qui ont peur de l’air. Ils luttent contre les obstacles invisibles pour accomplir les actes les plus simples : parler, entendre, faire l’amour. Ils s’exposent, à leurs propres yeux, au ridicule, dans leur effort pour éviter le bégaiement, l’impuissance. Et nous osons pourtant nous juger les uns les autres, nous osons supposer l’existence d’une norme ! Nous continuons à vivre comme si l’existence était une possibilité pratique, comme si nous pouvions savoir quelque chose les uns des autres.
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J’ai pris ce qu’il me tendait et j’ai vu que c’était une rose pourpre, ses pétales extérieurs déjà lâches et doux, ses pétales intérieurs encore soigneusement recourbés sur eux-mêmes.
Il a dû mal interpréter mon silence ravi car il a ajouté :
- Si tu veux.
- OK, ai-je dit, et j’ai piqué la fleur dans mes cheveux où, toute la soirée, j’ai essayé d’ignorer son léger poids contre mon oreille et le contact de sa tige et de ses épines.
Le lendemain matin, dans l’intimité de ma chambre, j’ai mangé l’un des pétales, j’en ai glissé un autre dans mon soutien-gorge, et j’ai mis le reste de la rose dans un vase, où je l’ai examinée comme une icône les jours suivants, tentant d’extraire l’amour des lambeaux de ce protoplasme.
 
Goliarda Sapienza (in Rendez-vous à Positano)
Margaret Drabble (in La cascade)
Jean Hegland (in Dans la forêt)

mercredi 3 mai 2023

Interlude #18

 Pesnopoïka

 


Te voilà comme un toutUn hasard qui rassembleDu temps qui trop s'écouleUn flou qui te ressembleTe voilà comme une îleTe voilà qui t'étendsMe voilà qui dériveSuis-moi

(Halo Maud) 

jeudi 27 avril 2023

Gronde le vertige

Conclusion de l'épisode précédent :
"Je m'en retourne courbé sous le faix."
8 mai
 
Ce qui est faix n'est plus à faire.
Ruisselle le fardeau.
Souvenir de sanglots dans un lit-cage, et personne.
Comprendre : ne rien attendre ?
Ainsi devenir l’invité discret de sa propre existence.
Gronde le vertige, à se rapprocher du bord.

Âne bâté s'imagine n'en faire qu'à sa tête.
Si je hurle, c'est sans rapport avec vous !
Au sein d'une tiédeur utérine, déjà morts endormis.
La détestation de soi en impensé plus puissant que toute promesse                                                                                                 d'amour.
Ce livre ne sera pas réécrit, et il est seul parmi des milliards.
Tu viendrais ? (Oh… Tu serais venue ?)

mardi 25 avril 2023

Principe de routine

Conclusion de l'épisode précédent :
"Chez moi, le basilic a blanchi."

7 mai
 
     Chez moi, que raconter encore qui ait de l'intérêt ? Des histoires de photosynthèse en souffrance ? Une chronique de rétablissement ?
Raconter les petites mouches des villes qui tournent en rond en se cherchant, silencieuses, au plafond ?
     Est-ce que tout recommence comme avant – ce principe de routine ?
     Ou bien est-il valable de noter, comme pour une première nuit dans un lieu oublié, l'étrangeté d'entendre la sonnerie du réveil à quartz de mon enfance (celui qui avait des aiguilles luminescentes et radioactives), le léger faux contact qui en variait parfois la constance, mais si insistante qu'elle m'extrait d'un sommeil lourd et douloureux – et se révèle le chant d'un oiseau ?
     Chez moi je reprends le travail là où je l'avais laissé.
     Quatre heures d'ordinateur en continu, selon une même assiduité que quatre heures de marche.
     Une pause et on repart.
     Je ne peux pas dormir sur le dos mais assis, bien calé, cela devrait être possible.
     Les martinets sont revenus pendant mon absence, ils étaient en retard. J'ai cru qu'à force de retard ils étaient tous morts, mais non. On les distingue haut dans le ciel, c'est juste qu'il n'y a plus de nid sous les gouttières de l’immeuble d'en face.
     Je ne me sens pas de marcher des heures (sans compter que j'ai mal digéré la pizza au kebab), alors je sors remplir mon sac à dos de courses pour toute une semaine et je m'en retourne courbé sous le faix.

jeudi 20 avril 2023

Le monde serait autre

6 mai

   Plus qu'à attendre.
   Tout rangé, d'un bras, sur une jambe.
   Ramassée la crotte de chien sur la pelouse tondue, sous la fenêtre.
   Judicieusement placé dans l'entrée le panda solaire qui dansera pour accueillir les habitants légitimes de la maison.
   Ils ont rapporté des pizzas au kebab.
   Je les remercie pour leurs avocats et leurs mandarines qui ont fait ma semaine, pour le dépaysement, pour tout.
   La petite se plonge dans sa tablette, le grand file jouer à la PS.
   Ces enfants peut-être ne sont pas si magiques, juste des enfants. Cela aurait pu me plaire d'être l'un d'eux. D'avoir des parents comme les leurs. D'être père.
   Ou pas. Ivan a reconstruit la maison de ses mains. Coulé du béton, percé des fenêtres. Comment aurais-je pu ?
   Il me dit qu'il ne sait pas écrire comme je le fais.
   Comme j'écris c'est très banal, non ?
   (À la PS j’ai été ridicule, nonobstant la politesse de mon adversaire – C’est normal, tu ne connais pas, moi j’y joue souvent…)
   Isa m'invite à une ultime promenade. J'ai du mal à parler à cause de la douleur dans ma poitrine mais notre amitié remonte au précédent millénaire. Mon amie n'a pas du tout changé en ce qui me plaisait d'elle alors, est-ce vraisemblable ? L'allant, la franchise, l'esprit fin, le cœur large. Si je ne l'avais pas rencontrée je ne connaîtrais quasiment personne de celles et ceux qui composent ma vie d'aujourd'hui, n'est-ce pas stupéfiant ? Je serais autre. Le monde serait autre.
   Dans le RER un petit garçon roux observe sa mère avec une intensité de peintre.
   Elle est concentrée sur son smartphone. Son fils l'étudie comme un mystère inépuisable.
   J'ai mal mais je me soigne – tant bien que mal.
   Chez moi, le basilic a blanchi.

lundi 17 avril 2023

Vitesses croisées

 5 mai

     Sur la carte je repère d'autres bois que je n'ai pas encore parcourus, ainsi que des étendues vertes de prairies. Je vais prendre le VTT pour m'en rapprocher. Les voitures me frôlent quand je pédale au pas dans les côtes. Je ne suis pas habitué à avancer si lentement, d'habitude je me dresse en danseuse sur mon vélo de course. Les VTT ne sont pas faits pour l'asphalte ; je m'engage dans un chemin de terre. C'est là que j'ai croisé le sanglier hier, aujourd'hui je fais trop de bruit. Et je bifurque, ça grimpe, ça descend. Dans les descentes j'hésite à freiner, est-ce du jeu ? Je longe un haras désert. J'arrive à un croisement, une petite route gravillonnée, normalement je devrais tourner à gauche, mais n'est-ce pas plus joli à droite ? Le guidon décrit un 8 et je tombe lourdement.
     Voilà, ce sera l'événement de mon dernier jour à la campagne. Je suis par terre, je vérifie que mes articulations fonctionnent, ma tête n'a pas cogné, je peux respirer. Aïe, je peux respirer mais mes côtes sont douloureuses. Je me relève. Au bout du chemin gravillonné apparaît un cavalier. Je relève le vélo, remonte en selle. Il me semble important qu'on ne me demande pas comment je vais, je roule vers le village plus vite qu'un cheval au petit trot.
     Devant l'église vient de s'achever un office funéraire, le corbillard attend. J'attache le vélo à un poteau de sens interdit.
     J'ai mal mais je pourrai rentrer. J'ai mal mais je peux continuer à pied plutôt que de rentrer.
     Dans les champs fraîchement semés, des simulacres de rapaces accrochés à de longues perches souples flottent au vent. Hors du sentier les bois sont privés, nous avertissent des lettres rouges. Des coups de feu éclatent tout près. Quand je m'engage dans un chemin creux je claque des mains pour me différencier d'une bête à tuer. Je chanterais bien si je n'avais pas si mal et si éternuer ne me pliait pas en deux. Claquer des mains, déjà c'est limite.
     J'arrive en ville, devant une poste ouverte, je me souviens que j'ai oublié d’envoyer mon chèque de loyer.
     Comme si j'étais venu ici pour cette raison précise, et voilà qu'il est temps pour moi de m'en retourner. Je prends un autre chemin qu'à l'aller, je vois un faisan absurdement vulnérable avec sa tête rouge en saccades. J'échappe aux tirs d'un autre chasseur.
     Le cortège funèbre a disparu, le vélo est toujours attaché, je peux grimper dessus, rouler, rejoindre la maison de mes amis. À l'entrée de leur village je fais s'allumer le radar pour excès de vitesse, comme une radiographie qui indiquerait que je n'ai rien de cassé.
     La nuit toutefois, je ne dors qu'entre deux plaintifs changements de position.