vendredi 26 décembre 2025

Sanglier loup brebis patou

20 juillet
(8/n)

    J'ai à nouveau changé de vallée, jamais pareilles, toujours semblables.
    Depuis les premiers pas sur le sentier on aperçoit l'objectif du jour – une paroi abrupte qui forme comme un mur entre deux sommets, supposée être un col mais ne faudra-t-il pas plutôt bénéficier d'un Sésame, ouvre-toi ? On serpente le long des torrents, puis d'un versant à l'autre, s'élevant lentement. Puis en lacets serrés. Je plaque de la boue sur mes mollets et mes genoux afin de prévenir la brûlure du soleil. Sanglier je me vautrerais tout entier dans la souille.
    Dans l'abreuvoir, l'eau a pris des teintes rouille.
    Les fleurs se répartissent une infinité de teintes enthousiastes.
    Au sommet la vue plonge et rafraîchit les perspectives – la paix aussi est enthousiasmante.
    Je redescends, la roche s'avère friable et tranchante. Les rochers bordant le torrent sont instables, mon pied ripe – et je m'écorche, béni des dieux, au lieu de me briser le tibia.    
    La nuit tombe alors que je rejoins la route, une brebis a sauté par dessus sa clôture et erre sur le bitume, un patou non moins désemparé, resté du bon côté, m'interdit d'approcher. Comme si j'étais un loup.
 

 

mardi 23 décembre 2025

Jubilation

19 juillet
(7/n)

    Le mari d’Élisabeth m'apprenait la veille que "retraite" se disait "jubilation" en espagnol. Je le croise au matin dans le village, en allant remplir ma gourde. Il me conseille d'aller découvrir la vallée d'à-côté. Le pays de ceux qu'on interdisait à sa femme, quarante ans plus tôt, de fréquenter. (Pour qu'au final arrive un pur étranger, du Sud d'au-delà de la frontière, qui allait l'emmener plus au nord.)
    Il est vrai que la vallée d'à-côté est plus belle. Quelques nuages font leur apparition, éclipsant la canicule. Je grimpe aux lacs, face aux glaciers. Il pleut doucement sur le plateau, l'atmosphère empreinte de silence est féérique.
    Je jubile, c'est de tous les âges.
    Repensant au besoin de parler à des gens. Et si nous avions tous besoin de dire (un savoir, une pensée en cours d'élaboration, des découvertes et enthousiasmes) ? (Si nous étions aussi bien la vieille dame qui nous aborde au supermarché pour commenter le degré de maturité des avocats ?) Si, contrairement à ce que je me raconte habituellement, je n'étais pas fondé à me suffire à moi-même ? 
    Et se pourrait-il que l'environnement immédiat de toute mon existence sociale n'ait pas à être appréhendé par un sentiment d'hostilité ? (J'anticipe ma descente des prochains jours dans un Sud gangrené par le racisme...)

 

jeudi 18 décembre 2025

Torrents, prairies, bruissements...

18 juillet
(7/n)


    Enfermé dans ma cage, je ne vois rien, je ne bouge pas, tentant de grappiller un peu de sommeil en plus avant que le soleil ne transforme l'habitacle en étuve, le soleil est encore loin en-dessous des montagnes alors que deux camions viennent et vont au ralenti sur la portion de route où je suis garé, mais que font-ils, en marche arrière les bip-bip-bip prolongés, est-ce la voirie, un entretien des fossés ? Est-ce encore un employé municipal qui se gare à côté et reste au volant, l'autoradio allumé, à écouter d'exaspérants chroniqueurs, puis un collègue qui arrive à sa suite avec une grosse voix, lequel des deux démarre une défricheuse qui s'active tout autour, à projeter des mottes de terre sur la carlingue (hé, ma caution!), pile à hauteur de ma tête ?
    Quand il fait trop chaud je me lève.
    Plus personne.
    Le ciel est vide excepté le soleil bleu pâle.
    Je marche, longuement, toute la journée, je m'élève dans la vallée puis jusqu'au col. Torrents, prairies, fleurs éclatantes. Corps fourbu dans le bonheur de l'effort.
    L'avoir fait. Le faire. Contredire le sentiment éprouvé cinq jours plus tôt quand je m'étais assis  à côté de vieux avérés, par besoin de reprendre des forces... Contrer la pensée du "Ce n'est plus de mon âge". Eh bien si. "Ce n'est plus de mon âge" devrait toujours n'être qu'une pensée d'avant rendue caduque. Un défaitisme biaisé, un manque de lucidité.
    De retour au village je remplis ma gourde. Demande à une femme près de la fontaine si elle sait où se trouve le camping le plus proche. Élisabeth m'invite chez elle et son mari, profiter de leur douche. Et d'un jus de fruit en terrasse, à échanger sur la montagne, la vie, la philosophie.
 

 

mardi 16 décembre 2025

Transition - poussière de rabot

17 juillet
(6/n)

    Tout le jour je m'obstine à trouver où marcher un peu en attendant de marcher beaucoup le lendemain. Mon utilitaire me conduit d'échec en désillusion : la route est fermée, le sentier est éboulé, l'urbanisation moche étend ses tentacules... 
    La dernière tentative m'amène à grimper au milieu de détritus sur un sentier battu, à longer une carrière où des vigiles à chiens patrouillent entre les engins d'extraction, à retenir ma respiration dans la poussière en espérant vaguement qu'au-delà l'herbe sera plus verte, à ressentir de la peine pour la rivière brune en contrebas.
    La nature rabotée supplie qu'on l'achève.
    J'achète un melon.
    Une commerçante retraitée sur son banc explique à une amie qu'elle ne recrutait jamais quelqu'un qui posait la question des congés.
    Un chat intéressé frotte ses puces contre mes mollets.    

samedi 13 décembre 2025

Passer le col

16 juillet
(5/n)
 

Aujourd'hui j'ai rencontré Laurie. Nous avons posé nos sacs à dos, retiré nos casquettes et lunettes de soleil afin de mieux nous voir. Elle a déplié sa carte deux fois plus précise que la mienne pour me montrer où je m'étais trompé et comment retrouver le droit chemin. Son uniforme vert et son talkie à la ceinture m'intimidaient un peu, on se vouvoyait. On a parlé des avantages des randonnées vintage, sans GPS. De la topographie piégeuse de la région. J'avais déjà franchi le "pas" du matin, j'étais descendu dans la vallée opposée. Il me restait la moitié du chemin, un second "pas", plus loin, pour boucler la boucle.

L'exténuation de ça. La nécessité de ça : penser dix fois à renoncer, persévérer, passer le col. Éprouver du bonheur, une fois de l'autre côté. S'extasier à chaque fleur, voire à chaque pierre. La descente du second "pas" est escarpée à ne pas y mettre le pied. Trois bouquetins m'observent sans crainte bien que je fasse glisser des morceaux de montagne. On peut être heureux malgré le malheur, en temps de génocide, en état de désespérance. Non seulement comme des animaux sauvages ignorants des désastres en cours, mais en humains concernés, obstinés et désireux toujours.


mercredi 10 décembre 2025

Transition - de rivière en lisière

15 juillet
4/n
 
    En route vers les montagnes, journée de transition. Défilé de zones industrielles et "artisanales". Un autre bord d'un autre fleuve où se dégourdir, solitaire. Une femme comate sa pause de midi dans sa voiture à l'ombre, un adolescent rate tous ses paniers de basket, inlassablement. Le fleuve ici est une rivière, remonter son cours le redescendre, juste histoire de se dérouiller les jambes. Le basketteur s'éloigne de plus en plus du panier, est-ce preuve d'optimisme ? La femme fume et transpire.
    Avec quoi êtes-vous venus ? demandait le poète*, et je pensais : avec ma désespérance insoluble. Ça ne se dit pas, je me suis tu. Les spectacles que j'ai vus ont répondu différemment. Tu peux venir avec ton vrai visage. Tu peux t'assumer saxifragique. Tu peux t'autoriser à danser. Tu peux donner le moche aussi, le petit, l'effrayé, le laborieux. Tu peux orienter tes dissociations, jusqu'à réconciliation. La liberté est une maîtrise des contraires, je me gare pour la nuit en lisière de réserve.

* Arthur Ribo 

lundi 8 décembre 2025

Un oreiller fend-la-foule

14 juillet
(3/n)
 
 

... Dans mon sommeil j'écrase les deux avocats et les trois bananes dont j'avais oublié que je les avais placés sous la couverture pour un effet laine de verre-frigo. Effet compote et sopalin à trois heures du matin. Cela aromatise l'habitacle, voilà qu'il est près de midi. Les amies 3 et 4 dorment encore, le festival est fini. J'erre dans la ville quelque peu hébétée. Traces de démontage dans les squares et les parcs, reliquats d'affichages. S'asseoir un moment près d'un toboggan et de deux chevaux à bascule. Finalement rejoindre cinq filles et un garçon, deux compagnies aux petits yeux, à une terrasse.

Ne reste plus que mon amie troisième, de Marseille, nous nous promenions le long de la Seine en dégustant des glaces deux boules quand elle habitait Paris ; munis de glaces deux boules nous allons nous asseoir au bord de la Saône. L'amitié s'écoule paisiblement, cassis-macadamia. Alors que les badauds commencent à s'installer en prévision du feu d'artifice nous rejoignons l'amie quatrième pour un resto du dimanche soir. Laquelle m'offre de prendre une douche chez elle et un oreiller pour mon utilitaire – je le serre contre moi, fendant la foule, tandis que les fusées éclatent.

jeudi 4 décembre 2025

Une danse saxifragique

13 juillet
(2/n)
 
Photo : Vincent Muthelet 
Droits d'auteur : Studio Griffon
 
  Je me lève à l'aube, retrouver l'amie cheminant au bord du fleuve, méditant à propos des plantes, du cosmos, de l'existence sur Terre impulsée des profondeurs via les tourbes et les racines. C'est une "aube de la création", première ébauche de spectacle, de promenade participative. On s'égaille plein champ, replanter des pissenlits ; on regarde le ciel entre nos doigts ; on empathise le temps d'une danse saxifragique. C'est délicat, joyeux, ça nous met la rosée aux yeux. La planète est peut-être foutue mais on peut encore placer sa lucidité ailleurs, en vision décentrée de nos accablements. L'amie et son compagnon musicien sont beaux, raison d'espérer non moins que de désespérer, il est ici question de choix.
    Et d'être soi. De laisser s'exprimer la danse. De venir avec son propre visage, ainsi que le proposait le poète.
    Avant midi une autre amie danse sous un loup et une fourrure, il me faut quelques secondes pour l'identifier. Je suis arrivé en retard, j'ai manqué sa prise de parole. On se reverra plus tard. Je ne manque pas le début de la déambulation de l'amie troisième et de son double dissocié. Il y est question de se taire ou non. Six cents personnes dans la rue écoutent. Puis je passe saluer l'amie quatrième, en pause de sa Radio Banane. Heureux de se revoir, à demain ! Je retourne voir danser l'amie deuxième du jour. Elle a conservé le long des bras ses tatouages du matin. Cette fois elle porte une combinaison de chantier et distribue des pensées de chien photocopiées à la hâte.
    La nuit tombe, mes jambes aussi. Je m'assieds à côté de petits vieux, parce qu'il y a de la place, non loin d'un spectacle assourdissant qui ne m'intéresse pas.
    C'est la nuit à présent. Dernier effort du dernier jour, couché sur le flanc et sur l'herbe humide, "Mes amours" en titre comme une provocation : je m'attends à ne pas sourire. Un couple se sépare par textos, une oie casse des assiettes, une mariée chante sa liberté dans une arène de feu électrique... Et tout un flux de joie possible m'envahit, qui me porte jusqu'à l'utilitaire, jusque dans mon sommeil.

mardi 2 décembre 2025

Alvéolaire

vendredi 12 juillet
(1/n)


    Ça démarre péniblement, on y va quand même ?
    Revenir en peur, sans peau, exposé à l'air libre... 
À l'air renfermé d'un coffre-fort utilitaire – l'arrière de la fourgonnette où je ne peux me tenir qu'à genoux ou couché sur le plancher. (Les sièges avant, je m'en avise bien tard, ne s'inclinent que vers l'avant et je n'ai rien apporté pour épargner mon dos qu'une couverture élimée datant d'un demi-siècle.) La lumière passe par une grille à chenil – qui ne peut s'ouvrir que depuis la cabine. Suée de peur claustrophobique. À croire que je ne pourrai jamais dormir de la nuit, alors pourquoi ne pas repartir en sens inverse, rapporter au loueur l'inutile utilitaire, retrouver le cocon de mon lit à quelques centaines de kilomètres d'ici ? Pourquoi, comment croire aux bienfaits d'une énergie de festival ?
    Je finis par m'endormir, d'un sommeil cent fois entrecoupé de douleurs osseuses et d'assauts de moustiques.
    Réveil tardif, hagard. Dehors la fête – où je m'égare, ne trouve rien. J'achète au centre commercial un tapis de sol alvéolaire, la nuit prochaine je dormirai comme un œuf. En fin de journée, quatre funambules discrètes dessinent des lignes sous le ciel.

jeudi 27 novembre 2025

Rhizomiques #231 (crustacés)

Ce n'était pas l'histoire d'amour du siècle, mais point n'en était besoin ; si vous appréciez sincèrement la compagnie d'une personne, si vous appréciez votre vie avec elle et ne voyez pas d'inconvénient à dormir avec elle, n'est-ce pas suffisant ? Avez-vous vraiment besoin d'être amoureux pour que la relation soit réelle, quel est le sens du mot réel, tant qu'il y a du respect et quelque chose qui ressemble à de l'amitié ? Elle passait plus de temps à y réfléchir quelle ne l'aurait souhaité, ce qui donnait à penser qu'il s'agissait d'une question non résolue, mais elle avait la conviction de pouvoir continuer longtemps ainsi, sans doute des années.
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Les ronflements de Lionel étaient étonnamment puissants pour cet homme long et maigre aux manières délicates. Ils avaient le pouvoir de pénétrer le sommeil de sa femme comme une perceuse s'enfonce dans un mur de Placoplâtre. Depuis trente ans, les rêves de Camille se modifiaient pour absorber ces ronflements. Elle se retrouvait souvent dans des aéroports, ou dans des avions vrombissants. Elle était dans des trains, bercée par le vacarme rythmé des roues. Elle avait affaire à des machines à coudre, des tondeuses à gazon, des tours à moteur. Parfois les ronflements de Lionel cédaient la place à des sons mouillés, à des gargouillements, et Camille se retrouvait en chemise de nuit, pieds nus, dans des vagues écumeuses. Quelle éternité qu'une nuit, et de quelles éternités sont composés nos longs mariages !
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Jonathan lui semblait être un homme qui croyait à une proximité toujours plus grande entre mari et femme, au partage des problèmes et au dépassement, difficile, des frictions qui menaient à une intimité toujours plus profonde et à une plus grande connaissance mutuelle. Alors que ce n'était absolument pas son cas, elle n'était tout simplement pas, et ne serait jamais, ce genre de personne. Ce décalage risquait de les rendre malheureux tous les deux parce qu'il impliquait que quelque chose d'immensément important pour chacun serait indéfiniment vécu sur le mode du manque ou de l'excès.
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- (…) je n’arrive pas à comprendre ce que tu as découvert exactement.
- Que les gens sont ensemble… un peu par hasard, en fait. Comme deux crabes qui se croiseraient sur une immense plage pleine de crabes et l’un des deux dirait Qu’est-ce que tu en penses ? et l’autre dirait Allez. Ils se prendraient par la pince et ils clopineraient ensemble, en crabe, chacun tirant d’un côté, ça partirait un peu par-ci, un peu par-là et ça continuerait d’avancer comme ça, cahin-caha, sans véritable nécessité.
- Sans nécessité ?
- Par hasard, quoi. Je vois des individus multiplier compromis et concessions pour convenir à quelqu’un et je me dis qu’ils pourraient tout aussi bien composer avec quelqu’un d’autre, quitte à consentir d’autres types de contorsions. Je ne saurais pas faire ça. Dès lors que quelqu’un ne m’agrée pas ou inversement, je sors. L’amour n’est pas censé nous aliéner, ce n’est pas une série d’ajustements comme quand on monte une porte de placard et qu’il faut desserrer un peu ici et resserrer un peu là. Je veux être entière face à une autre qui soit tout aussi entière que moi. 

 
Emily St John Mandel (in L'hôtel de verre)
& Joyce Carol Oates (in Middle Age: a Romance)
& Richard Ford (in Rien à déclarer)
& Fanny Chiarello (in L’évaporée)


mardi 25 novembre 2025

Rhizomiques #230 (épouses)

Elle fouille dans sa mémoire pour en extraire une citation d'Albert Cohen, sur laquelle elle était tombée en lisant Le livre de ma mère. Une citation lunaire qui glorifiait l'épouse perçant avec tendresse sur la peau de son mari un bubon plein de pus, trouvant ce geste plus beau que les élans passionnels d'Anna Karénine en personne.
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Depuis qu’un médecin de Géorgie lui avait dit que « tant qu’un homme a le cou plein, ferme et fort, sa santé sera bonne », Mme Wilson avait pris l’habitude de masser le cou du Dr Wilson tous les soirs avant le coucher, et d’y chercher boutons enflammés, grains de beauté sensibles, grosseurs, creux anormaux, etc. Jamais épouse ne fut aussi soucieuse de la santé de son mari qu’Ellen Wilson : j’espère ne pas faire un trop grand bond en avant dans mon récit en notant que, sur son lit de mort, en août 1914, Mme Wilson s’épuisa en questions anxieuses sur la santé de son mari, car la présidence des États-Unis qui reposait lourdement sur ses épaules exacerbait les nombreux maux physiques du pauvre homme.
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Au bout de presque trente ans de mariage, Luce n’est jamais tout à fait certaine du ton de son mari, ni de la signification de ses expressions faciales. Dédain pour son esprit obtus, compassion pour sa naïveté, affection envers son grand cœur ?
Ou alors toutes ou aucune de ces options ?
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Comment avait-elle pu devenir à ce point dépendante d'une autre personne ? La réponse, bien sûr, était d'une déprimante évidence : elle avait glissé dans la dépendance parce que c'était la solution la plus facile.

Chloé Delaume (in Ils appellent ça l'amour)
& Joyce Carol Oates (in Maudits)
& Joyce Carol Oates (in Pêcheurs entre les mains d’un dieu en colère)
& Emily St John Mandel (in L'hôtel de verre)


mercredi 19 novembre 2025

Rhizomiques #229 (apanage des riches)

Il parlait avec la douceur voire la gentillesse de qui a appris qu’un homme à la voix douce est un roi dans un pays de braillards.
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Il m'avait dit, un jour où il était entré dans mon bureau et m'avait trouvé sans cravate :
- La cravate est un symbole – non pas le symbole du pouvoir, mais d'un souci du pouvoir. Ceux qui portent des cravates n'appartiennent pas forcément à l'élite de la société, mais ils signalent aux autres, en en portant une, qu'ils souhaitent appartenir à l'élite. Au contraire, ceux qui ne portent pas de cravate affirment vouloir se révolter contre tout ce qu'il y a de plus important, ou pire, déclarent publiquement leur indifférence.
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Il avait le même regard que ces crétins d’hommes d’affaires assis, les jambes croisées, sur les bancs des parcs dans le centre de Houston, par les belles journées de printemps, le journal grand ouvert devant eux, à quelques centimètres de leur nez ; ces messieurs lisaient, en clignant des yeux derrière leurs verres à double foyer, les pages boursières pour s’assurer que leur petite pelote d’actions marchait bien, pendant qu’au-dessus de leurs têtes, les oies hurlaient en volant vers le nord dans un ciel d’un bleu éclatant. 
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Ils paraissaient ordinaires, vus de près. Ordinaires mais riches, avec tout ce qui était l'apanage des riches. Une belle peau, de bonnes dents, un corps choyé par des coachs personnels et des chefs à domicile. Des vêtements aux contours parfaitement nets même  quand le tissu était souple. Ce n'étaient pas des gens beaux – même Lenk, le plus séduisant d'entre eux en théorie, avait un air renfrogné qui le rendait presque laid. Mais ils étaient riches et leur argent les avait définis avec soin et précision.

Taiye Selasi (in Le ravissement des innocents)
& Luke Rhinehart (in Le fils de l'homme-dé)
& Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)
& Naomi Alderman (in Le futur)

vendredi 14 novembre 2025

Rhizomiques #228 (maîtres et subalternes)

    Une présence relative, en surplomb absolu : c'était encore cela, être un homme, au siècle dernier. Un homme blanc, riche, puissant. Les autres s'étaient toujours efforcés d'apprendre à penser comme lui ; lui ne s'était jamais demandé comment pensaient les autres ; l'effort qu'ils fournissaient par nécessité, par besoin pur et simple, pour survivre auprès de lui, lui donnait l'illusion d'être universel. Son rapport au monde était celui d'un écrasement.
    Paul se souvenait de la seule fois où il l'avait croisé, l'homme n'avait pas daigné lui serrer la main (…). Ton père m'a regardé et ce qu'il a vu – c'est un métèque, dit-il à Amélia, mais pas exactement. Il n'y a pas de mots pour dire ce qu'il a vu, pas de mots que je puisse employer moi.
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« Tout le monde sait bien que le subalterne a tendance à sublimer, c'est-à-dire intérioriser, les ordres de son maître. La domination devient intériorisée et renforce ainsi le principe même de domination. Un peu comme... euh, ceux qui sont trop faibles pour se défendre contre la réalité et n'ont donc pas d'autre choix que de s'oblitérer eux-mêmes en s'identifiant à elle. Ils s'y soumettent, acceptant tacitement l'identité de la raison et de la domination, s'obstinant à reconnaître dans la loi du plus fort la norme de toute éternité. »
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Mais l'un des traits les plus marquants du Blanc occidental, c'est depuis toujours la conviction, fanatique et pour ainsi dire faite d'instincts, que ses idées sur le monde sont éminemment enviables et, qui plus est, que ceux qu'elles n'attirent pas ou qui, du moins, ne les les trouvent pas admirables sont des sauvages ou des ennemis.

Jakuta Alikavazovic (in L'avancée de la nuit)
& Dario Diofebi (in Paradise, Nevada)
& LeRoi Jones (in Le Peuple du Blues)


lundi 10 novembre 2025

Rhizomiques #227 (bulle intime)

Il était obsédé par le pouvoir. Lorsqu’il rencontrait des gens pour la première fois, il les jaugeait. S’il considérait son interlocuteur comme inférieur sur l’échelle du respect, il s’autorisait à aboyer et grogner. Si au contraire il estimait que la personne face à lui possédait quelque chose dont il avait besoin, il devenait tout doux et baveux.
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Il avait l’autoritarisme d’un homme petit en pleine forme physique qui en veut aux autres d’être obligé de lever la tête pour croiser leur regard.
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Il me parle de trop près, il n’a pas la notion de bulle intime – ou il en a une toute personnelle, une perception astigmate : il la voit loin alors qu’il est en plein dedans.

Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
& Joyce Carol Oates (in Nuit, néon)
& Fabrice Caro (in Journal d’un scénario)


jeudi 6 novembre 2025

Rhizomiques #226 (théâtralité masculine)

Il vivait dans une sorte de théâtralité masculine : l'effort, les muscles, l'épouse, la fille, le père, l'alcool, toujours l'alcool, dès qu'il était avec ses potes. Sa violence aussi était teintée de cette théâtralité. Donner des coups de poing dans les murs. Siffler dès qu'une fille passait devant un des chantiers sur lesquels il travaillait, coucher avec des filles dont il ne se souvenait même pas du nom. Se battre de temps en temps avec des mecs comme lui, être toujours de mauvaise humeur, se plaindre beaucoup, ne jamais lire, ne jamais écouter de la musique, ne jamais aller au cinéma.
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Il y a immanquablement une multitude de messages sous-jacents dans une poignée de main entre deux hommes de leur génération. C’est toujours à qui prendra le pouvoir. Je remarque que mon père accentue l’avantage de sa taille, alors qu’Alex se tient les jambes un peu trop écartées, comme s’il allait avoir besoin de se ramasser sur ses cuisses épaisses avant de bondir.
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    C’était une espèce de réunion de famille et les hommes étaient tous assis dans la cuisine en train de picoler et de fumer. On se marrait bien et je suis intervenu dans une conversation ; un truc basique, j’ai essayé de pas me laisser démonter. Mais l’oncle m’a tourné le dos. Il savait que j’étais forcé de l’entendre et il a murmuré une connerie sur les jeunes freluquets arrogants en disant qu’avant, quand la vieille génération parlait, même les chiens se taisaient.
    Ah ouais, ouaf ouaf, gros con.
    Vu l’état dans lequel ils nous ont laissé le monde ? De quelle génération il parlait ? Sans parler des membres de la famille, une conversation est une conversation et si un nouveau venu essaie de s’y joindre, alors on devrait l’encourager, non ? Pas lui coller un pain dans les dents. Et même si j’étais un freluquet, il fallait bien commencer quelque part. Et putain c’est quoi un freluquet les mecs je sais même pas, freluquet.

Camila Sosa Villada (in Histoire d'une domestication)
& Lily King  (in La pluie et le beau temps)
& James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)

jeudi 30 octobre 2025

Rhizomiques #225 (de l'oxygène)

On peut couper en deux un arbre qui a fait repousser ses bourgeons et ses feuilles deux cent cinquante printemps de suite avec une tronçonneuse à essence et en huit minutes. On peut abattre un jaguar qui court à 90 km/h dans une savane en un dixième de seconde et avec une seule balle. Qu’est-ce que ça prouve de nous ? Qu’on sait stopper le mouvement ? Qu’à défaut d’être vivants, nous voudrions nous prouver qu’on sait donner la mort ?
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    En Roumanie, il existe des rochers vivants qui peuvent pousser et se multiplier. Chaque inspiration leur prend trois jours, et en un mois ils se déplacent peut-être de cinq centimètres, mais ils respirent. Ils bougent.
    On les appelle trovant, qui signifie « sable cimenté ». Quand on les coupe transversalement, on découvre des cernes comme dans les arbres.
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Dans les forêts équatoriales, les arbres sont insomniaques. Leurs feuilles poussent sans cesse et tombent quand elles fanent, toujours renaissantes dans tout cet éveil vert. Nous déboisons ces forêts millénaires et l’insomnie s’étend. Les arbres la libèrent partout dans le monde tel un gaz maléfique, et nous nous asphyxions.
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Je n’ai pas besoin qu’une divinité fabriquée me formate selon un programme archaïque pour pouvoir accepter d’être un homme moral dans un univers sans explication. Néanmoins je suis libre – il y a tellement d’hommes qui souffrent, et par cela je veux dire qu’ils souffrent dans leur masculinité. Dans leurs désirs à la fois homosexuels et hétérosexuels, ils sont tellement formatés par cela que la seule réponse qu’ils trouvent est d’essayer de contrôler littéralement tout le monde : les femmes, les enfants, les chiens, les arbres, l’oxygène, l’espace, les autres hommes.

Alain Damasio (in Les furtifs)
& Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
Marie Darrieussecq (in Pas dormir)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)

lundi 27 octobre 2025

Rhizomiques #224 (de la racine à l'ombre)

Ils bougent la racine de l’arbre et ils pensent que l’ombre restera à la même place.
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Elle s'asseyait sous le grand chêne que nos ancêtres avaient planté, les ancêtres créateurs d'ombre, l'ombre qui est comme un remerciement de l'arbre pour celui qui est né de celui qui est né de celui qui l'a planté.
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Pendant une de leurs promenades dans le parc, elle parle à Paul de la connexion qu’elle a avec les arbres depuis qu’elle est adolescente. La façon dont certains arbres lui parlent semble presque se déverser en elle. Elle est alors submergée par l’émotion, elle n’est plus personne. Parfois elle pleure mais ce n’est pas de la mauvaise tristesse. Pour Paul, on est à deux doigts de la maladie mentale mais il ne change pas de sujet. Au contraire, il s’assied avec elle sous son chêne favori et il le ressent aussi – l’arbre ne se tient plus à l’extérieur, il commence à rentrer en lui. Oh Paul, murmure doucement Catt. Toute la scène est amusante et, dans un même temps, très sérieuse. Il imagine le cosmos tout entier se contracter, se réduire à une unique chose – exactement comme il imagine ce que serait sa rencontre avec un extraterrestre. OK, Catt a vraiment une passion pour les arbres mais ce qui le touche le plus, c’est l'image qu'il se représente d'eux deux assis là, avec le chien, une tache minuscule dans l’univers. C’est un moment vraiment intime, même le sexe ne les rapproche pas autant. Il ne trouve rien à répondre, donc il dit juste Oh Catt – puis ils se mettent à rire.

Ondjaki (Les transparents)
& Emmanuelle Salasc (De lait et de laine)
& Chris Kraus (Dans la fureur du monde)

mercredi 22 octobre 2025

Rhizomiques #223 (carte sensible)


Où y a-t-il des villes mais pas de maisons, des routes mais pas de voitures, des forêts mais pas d'arbres ? 
Réponse : sur la carte.
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Devant la maison de Ben, il y en avait un qui montait au-delà de sa chambre du deuxième étage. Un pin. Peut-être que c'était autre chose qu'un pin mais s'il me vient un pin, pourquoi chercherais-je autre chose ? (…) il est possible que l'arbre du jardin de Ben soit un pin et même si ce n'était pas un pin, l'essentiel est qu'il en représente un ici.
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Des arbres génériques des arbres que personne ne désigne par leur nom faute de les reconnaître comme si un arbre était un arbre comme si les arbres formaient un tout indistinct – d'ailleurs est-ce qu'on ne les abat pas sans scrupules répliquant aux accusations d'écocide Oh mais ne vous inquiétez pas nous allons les remplacer, comme si un arbre plus que n'importe quel autre vivant était interchangeable ? Comme s'il n'avait pas sa personnalité – cette branche qui se tord comme ça ce creux où niche une chouette cette robe de mousse épiphyte ce renflement d'écorce cette liane de clématite.

Devinette pour les enfants – citée par Audur Ava Olafsdóttir en exergue de L'Embellie
& Gabriel Gauthier (in Space)
& Fanny Chiarello (in Colline)

jeudi 16 octobre 2025

Rhizomiques #221 (chouette)

« J'aime la nature. J'aime tout particulièrement les ruisseaux et les étangs avec des tortues. Les amphibiens m'intéressent aussi. Il m'arrive de chercher des salamandres sous les pierres. Et je suis un grand fan des hiboux.
- Oh. C'est super. Ma meilleure amie à l'université adorait observer les oiseaux. Elle voulait devenir naturaliste. Mais expert de la vie sauvage, ce n'est pas un super plan de carrière en ce moment.
- Tout juste. » J'espère que nous n'allons pas entamer une discussion sur l'extinction des espèces, la dégradation des habitats naturels et l'apocalypse écologique car à quoi bon ?
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Chacune sent très bon, je n’en doute pas, mais à la faveur de leur conciliabule leurs parfums se mêlent et le mariage de ces essences miraculeusement reproduit l’odeur que sécrète la glande anale de la mouffette. Tant qu’elles resteront ensemble, ces dames n’auront rien à craindre du lynx ni du grand-duc. 
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Il lui était désormais impossible d’entendre le cri d’une chouette hulotte sans imaginer, si fugitivement que ce soit, un monde dans lequel toutes les chouettes hulottes auraient été anéanties.
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Non-Fiction 598.9

Chaque année aux États-Unis, le nombre d’oiseaux qui meurent en percutant une vitre se situe entre trois cent soixante-cinq millions et un milliard.

Digest de biologie aviaire

Plusieurs témoins rapportent qu’après la mort de la corneille, un grand nombre de ses congénères (plus d’une centaine d’individus, selon certains) sont descendus des arbres et ont décrit des cercles autour de l’oiseau mort pendant une quinzaine de minutes.

Non-Fiction 598.27

Après que son partenaire a percuté les fils électriques, les chercheurs ont vu la chouette regagner son nid et rester immobile pendant plusieurs jours, tournée vers le tronc, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Dan Chaon (in Somnambule)
& Éric Chevillard (in L'autofictif du 14/09/2025)
& Nina Allan (in Conquest)
& Antony Doerr (in La cité des nuages et des oiseaux)

lundi 13 octobre 2025

Rhizomiques #220 (splendeur)

 
Elle s'était assise au sommet peu avant le coucher du soleil et avait contemplé un rayon de lumière divine balayer la vallée, lentement, si lentement, effleurant chaque créature et chaque élément, l'une après l'autre, caressant les rochers, les fleurs sauvages, les mulots et les orignaux d'une touche dorée mélancolique. Delaney avait fait l'ascension en solo, pas une âme à des kilomètres, elle était sûre que personne d'autre n'avait été témoin de ce spectacle. Il avait existé, cet instant d'une splendeur à vous couper le souffle, et elle seule en gardait une trace dans sa mémoire.
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    - C’est la vue que je préfère, elle dira en suçant un glaçon : les Drus. Ne le dis à personne.
    Qu’est-ce que ça pourrait faire à la fin qu’il le dise ?
    Il ne comprend pas que Moinette leur construit une cabane. Un nid rien qu’à eux où elle accumule des trésors, des mots, des sensations, des images, c’est pourquoi ce matin-là elle confisque les Drus au monde et les offre d’un bloc à Vincent, à Vincent et à elle, elle a dix ans, ils sont seuls en haut de la côte et le paysage n’a été modelé que pour leurs yeux.
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    Ils campèrent sur les dunes, dans une brèche du smilax épineux. Le ciel se dégagea pour distiller des étoiles. Chaque souffle sentait la silice et l'iode. Leur feu de camp sur la plage était à peine visible, et sa spirale de fumée s'élevait vers une nuit plus vaste que les mots. La lune du chasseur attirait l'eau consentante qui allait se fracasser au bord du continent, et la pulsation de ce piston liquide valait toutes les chansons.
    La vie offrait tellement, la vie offrait trop, bien plus que ce qu'on pourrait jamais honorer, plus que tout être vivant n'en pouvait soupçonner ou mériter. Evie en aimait tout, même les humains, car sans le miracle de la conscience humaine l'amour pour un tel monde ne serait qu'une impulsion sans nom parmi des milliards d'autres.

Dave Eggers (in Le Tout)
& Valentine Goby (in L’île haute)
& Richard Powers (in Playground)