Il décrira d’abord les
rideaux lourds, le parquet vieux, les serviettes épaisses. Il utilisera
l’adjectif, c’était chic, non franchement ils se sont pas fichus de nous. Puis
il devancera nos questions : j’ai mangé du poisson. Jérôme précisera que
c’était un énorme poisson, avec des arabesques de sauce tracées sur le plat,
son œil rond et ses écailles dorées, les arêtes délimitées, j’en ai pas mangé
une seule, c’était tellement fin. Pour le reste, il ne saura plus, il répétera
je ne sais plus trop, peut-être du rouget, en tout cas il était énorme.
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Elle regardait le banquier
décortiquer délicatement son poisson. Maniant ses couverts avec précision,
l’air parfaitement calme, il retira l’arête centrale entière. Pas une seule
fois, en avalant son poisson, il ne s’interrompit pour enlever une petite arête
de sa bouche, comme nous le faisons tous. Il exécuta l’opération de façon
exemplaire, sans aucun signe de faim. Il mangea ensuite sans s’étrangler, sans
même esquisser la petite grimace de désagrément qui accompagne la sensation
provoquée par une minuscule arête vagabonde se plantant dans votre gorge. Seul
un certain type d’homme est capable de transformer un acte fondamentalement
violent en un geste élégant.
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Peu avant sa mort, le président
français François Mitterrand commanda un ultime repas d’ortolan, un minuscule
oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets
incarnait à ses yeux l’âme de la France.
L’équipe de Mitterrand supervisa
la capture des oiseaux sauvages dans un village du Midi. On graissa la patte des
policiers du coin, on organisa la chasse, et les oiseaux furent capturés au
lever du jour, dans des filets très fins posés en lisière de forêt. Les
ortolans furent mis en cage et emmenés dans un fourgon opaque jusqu’à Latche,
la maison de campagne où Mitterrand avait passé ses étés d’enfance. Le
sous-chef de cuisine sortit de la maison et rentra les cages. Les oiseaux
furent nourris deux semaines, jusqu’à devenir assez gros pour éclater, puis
maintenus par les pattes au-dessus d’une cuve d’Armagnac pur, plongés tête la
première et noyés vivants.
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Le président
Ianoukovitch avait sa villa remplie d’oiseaux chanteurs. Il avait peur du gaz.
Les ramages cesseraient si la ventilation subissait un sabotage. Le président
avait tellement peur d’être empoisonné qu’il ne mangeait que la viande de ses
propres animaux, buvait uniquement le lait des vaches de son étable : il
possédait un véritable zoo sur ses terres.
Deux ans plus tard,
lorsqu’une troupe révolutionnaire a marché sur le palais de Ianoukovitch, je me
suis dit que toutes ces précautions avaient été vaines. Les oiseaux étaient
capables de signaler la présence de matières étrangères dans l’air intérieur
purifié par un système de filtres complexes, mais ils n’ont pas su prédire la
rage du peuple, alors que tous les signes avant-coureurs étaient là, palpables,
depuis longtemps.
Claire Baglin (in En salle)
& Nicole Krauss (in En Suisse)
& Colum McCann (in Apeirogon)
& Sofi Oksanen (in Le parc à chiens)