Binh-Dû retire de sa paume une longue plume de héron qui s’y était
fichée, et la contusion violacée s’efface. Ce n’était donc que cela. Il tient
en réserve les mots qui pourraient s’écrire. Ceux qui se font entendre sont de
trop, à quoi bon toujours commenter l’expérience ? Que l’on parle à
l’autre ou que l’on parle à soi, l’effet est superflu. Le silence recèle de la
musique le secret, et des mathématiques, et de la danse des hormones. On n’y
comprend rien et on y entend tout. Ou le contraire. On plonge dans un
tourbillon d’intuitions qui n'ont cure d’être vérifiées. On y guérit surtout,
comme une descente de croix – celle-ci aussitôt remportée sur l’épaule –, puis
de la colline, et ainsi à rebours jusqu’au souffle magique sur un stigmate
d’enfant tombé. Mais une fois revenus à la source, à l’étang où frétillent
paisibles de petits poissons, une fois réconciliés – croit-on – avec la théorie
de nos mauvais choix et de nos avanies, ne manque-t-il pas tout de même quelque
chose ? Quelqu’un d’autre ? Celui qui dira à Binh-Dû qu’il n’est pas
encore au bout de ses joies ni de ses peines, sa voix résonnera à l’air libre.
Et vaudra confirmation.
jeudi 7 février 2019
mercredi 6 février 2019
6 février
La nuit crisse
sous les pas, dans un halo orangé. Binh-Dû ne touche pas le sol, il marche sur
un coussin de neige que compacte son poids d’homme, comme une confirmation
d’existence. Et dire que l’hiver avait failli passer ! Et l’on se serait
retrouvé au printemps sans savoir d’où l’on venait. Et l’on aurait filé vers
l’été dans la précipitation des jonquilles.
Il suffit de
tendre la main pour que s’y niche une boule délicate, friable puis dure et
glaciale. Il faudrait peu de temps pour modeler un bonhomme – manquent les
enfants qui à cette heure dorment. Le ciel est un dôme réverbérant, les flocons
qui retombent se sont peut-être heurtés à une paroi concave, tout
là-haut ? Ils s’échouent à présent sur les globes oculaires.
Et sur le bonnet
de Binh-Dû, qui pèse de plus en plus. Bientôt l’homme deviendra bonhomme,
fausse-route de l’évolution. Engoncé dans son propre froid, espérant que plus
rien ne bouge. Les arbres redessinent les contours de leurs branches, une
beauté de siècles passés se rappelle à la vanité des saccages. Braves gens,
dormez en paix.
mardi 5 février 2019
5 février
La neige tombe
sans bruit et sans grande conviction. Elle s’en ira dès qu’elle aura cessé de
tomber, mais on dirait aussi qu’elle n’en finira jamais, que c’est le ciel tout
entier qui est de neige, sur des strato-kilomètres d’épaisseur. Il n’est pas
aisé non plus de mesurer la solitude qu’un autre que soi ressent. On n’est
jamais dans cette solitude-là, par définition. Lui-même, où se trouve-t-il dans son excès d’être ? Et
que dit-il quand il proteste Cela ne
pourra pas être pire ? Binh-Dû se fait des idées, il envisage
que contredire l’affirmation soit du registre de la parole réconfortante. Cela
pourrait être bien pire, réjouis-toi !
Dans le doute le voici, toujours occupé, toujours quelque chose à faire, réparer un
piano, rétablir l’électricité, sortir une voiture du fossé avec le tracteur. Il
est habillé n’importe comment, il ne retrouve pas sa chaussure ; on lui
fête son anniversaire par erreur ; la nuit le surprend en pleine forêt
avec une pelle. Il voudrait connaître les phrases magiques, celles qui
permettent à l’âme de saisir enfin la vie à bras-le-corps. Il voudrait chaque instant aspirer au changement, animé d'une ludique insatisfaction. Et il passerait du chant à la parole et de la parole au silence, sans besoin de se trahir, de se croire ni de se définir.
lundi 4 février 2019
4 février
Est-ce en raison
du poids de la peine ? Est-ce la matière – le fatalisme du
désespoir ? Est-ce le danger que représente la proximité, toujours ?
Les cinq doigts de la main pulsent telle une méduse, lèchent le sable de plus
en plus près des orteils, dans une allégorie hallucinée. Autrement il n’y aurait
que de la tristesse, la fascination des heures à tuer. Pis, ce serait une
douleur à en mourir, dont on ne se libérerait qu’à petit feu toxique, dans une
oblitération de l’être. Non pas cesser de ne penser qu’à soi mais devenir pure
écoute, intouchable, hors de danger.
Dans le salon où,
quand on lui chatouille le ventre ou les pieds, rit aux éclats une petite fille
dans les bras de sa mère, un feu de bois crépite et le champagne se marie
délicatement à la praline. On fait ce qu’on peut, vraiment, même quand on
pourrait faire mieux. Et nous sommes beaux, vraiment, de n’être que ceux que
nous sommes. Nous sommes beaux de nos enfances désorientées, des phrases
définitives qui nous ont blessés, de nos rêves entravés, de nos lenteurs. De
nos désirs inquiets. De notre gentillesse. Des espoirs qui nous restent.
dimanche 3 février 2019
3 février
Binh-Dû avait cessé de
compter les jours, il y en avait trop, il y en eut cent-cinquante-neuf. Il
ne s’en serait pas douté, au déclenchement du chronomètre. Elle non plus, celle
qui était amoureuse un peu, beaucoup, trop. Mais voilà, arrive ce jour où ils se
retrouvent, elle gravit les quelques marches qui les séparent, c’est très
cinématographique mais l’idée tacite est de n’en rien révéler aux témoins ni à
eux-mêmes, il lui tend un billet d’entrée, ce serait très symbolique mais ils
n’ont pas le temps de s’y arrêter, déjà la sonnerie du dernier appel retentit.
Ils prennent place. Ils écoutent, regardent, applaudissent, ils
rejoignent des amis de Binh-Dû au café, qu’il n’a plus vus depuis... trois cents
jours ? Davantage ?
La vie
ordinaire, ce serait cela, de loin en loin se voir, se reconnaître, se
rassurer, sans paniquer à la pensée du peu d’occasions qu’il reste de se
témoigner un amour mutuel. Car on imploserait sinon, ces instants ne pourraient
contenir autant d'intensité. Binh-Dû et son amie repartent dans le vent et la
pluie, ce serait très romantique s’ils se rapprochaient pour se tenir chaud.
Dans la chambre où il choisit leur sachet de tisane, ils parlent doucement pour
ne pas réveiller la voisine. Ils ont toujours des choses à se raconter, qu’ils
ne confieraient pas à d’autres. C’est unique. Je ne suis que singulière, corrige-t-elle quand il parle d’exception.
Ils sont faits de la même souffrance. Ils se comprennent si bien. Et pourtant
non.
samedi 2 février 2019
2 février
Il regarde en
face la mer asséchée de sa honte, il ne cille pas sous le soleil. Comment
est-il arrivé là, Binh-Dû l’ignore, mais mieux vaut tard que jamais, de plus en
plus tard ce serait. Déjà il s’est remis en marche sur le sol craquelé. Sa peau
est sèche, comme s’il n’y avait plus de sueur à gâcher. Le soleil est la
meilleure boussole qui se puisse, pourvu qu’on s’accorde à sa fixité. Au loin,
Binh-Dû aperçoit deux silhouettes disproportionnées, sans doute un mirage, qui
vacillent dans la chaleur ambiante. Surtout conserver la tête claire.
Derviche,
garde-toi de l’étourdissement ! Dans la caboche, tout est bien calé. Accès
privé, personne n’est autorisé à entrer, pas même les amies. Lui seul s’y
retrouve, avec ses fétiches, ses meubles, ses habitudes, et même ses cachettes
– on se demande bien à quoi elles servent. Binh-Dû parfois cherche quelque
chose qu’il a soustrait un jour à sa propre attention, méfiant au point de ne
pas se faire confiance à lui-même. Et il a oublié pourquoi. Quoi. Où. Il
boirait volontiers un simple verre d’eau fraîche. Il peut toujours rêver.
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