Était-ce l’oubli du corps ? Et d’un coup l’on se
souviendrait : en face, tout contre, il y a un corps, rien moins que cela, avec sa densité, sa dynamique, sa
consistance. Ses formes d’une beauté à pleurer, ses odeurs, la texture de sa
peau. Son goût, si varié selon les endroits approchés, la générosité de son
abandon. Il y a une vibration qui est pure musique, toujours étonnante. Il y a
des yeux qui posent un regard, où tout est dit de l’amour, où l’on est à
destination, enfin, prêts à poursuivre le voyage. Binh-Dû se souvient même de
ce qu’il n’a pas vécu. Il cherche des explications dont son ventre n’a cure –
le nombril de Binh-Dû le contemple, éperdu d’indulgence. D’exaspération tu
récrimines, mais tu es d’un autre espace-temps, semblable et improbable. Tu es
le cerveau d’un cerveau et tu voudrais lutter contre celui d’un abdomen. Alma
se tait mais ce n’est pas qu’elle n’ait rien d’intéressant à dire. C’est juste
que tout a déjà été donné à l’entendement de Corpus, et que le déni est une
perte de temps. Comme les mots tus sont doux ! Comme l’intelligence
rayonne ! Dans l’intimité des caresses, peut-être murmure-t-elle au diapason
des vagues ; et sur l’autre rive de l’océan, Binh-Dû, en adoration, tend
l’oreille.
jeudi 7 mars 2019
mercredi 6 mars 2019
6 mars
Dans la
maison tu peux traîner sans gêne excessive ta cheville foulée. L’argile séchée
s’effrite harmonieusement sur les marches de l’escalier en bois. Tu te hisses
aux barreaux. Tu joues de tes abdominaux. Tu prends appui sur les meubles mieux
que s’il s’agissait de chevaux d’arçon. Tu as même le droit d’entrer à moitié
nu dans une pièce où cinq femmes prennent le thé, Je vous prie de m’excusez, faites comme si je n’étais pas là, et de
farfouiller dans le tiroir d’une commode à la recherche de... quoi ? Que
cherches-tu dont tu aurais besoin, déjà ?
Les
mimosas sauvages sont en pleine floraison, à croquer. Binh-Dû se souvient du
grain de sucre jaune qui décorait les gâteaux au chocolat de son enfance. Dans
la caravane, il n’y a pas de four. Six paires de bottes maculées sont avachies
sur le seuil. C’est beaucoup. Pour l’instant il est seul. Pas même un chien
pour garder le champ, ni chèvre, ni poules. S’il se tient immobile il ne
souffrira pas du froid, s’il remue un sourcil cela deviendra problématique, s’il sortait
marcher un moment par les chemins détrempés il se réchaufferait. Serait-ce le
soleil ?
mardi 5 mars 2019
5 mars
Et le
nez contre la moquette tu inhales des acariens. Qui voudrait te parler dans
cette position ? Tu avances de quelques reptations sans relever la tête,
cul en l’air, joue irritée. Tu te prends pour la boule de souffre à l’extrémité
d’une allumette, tu cherches ce que tu pourrais bien enflammer. Quel cœur à plaindre ? Un jour l’amour,
clairement, énoncerait Je te désire.
Et il n’y aurait rien à y redire. Un premier baiser pour sceller l’accord.
Suivi d’autres. Un jour l’amour, à bout de force, rappellerait Je te désire. Et cela ne servirait plus
à rien.
Quoique
– Binh-Dû conteste – ce qui ne sert à rien sert toujours à quelque chose. Oh,
il est fatigant parfois... Retourne à sa fenêtre regarder les ampoules des
lampadaires virer du vert au jaune. Et la nuit du vendredi se lever sur un
nouveau lundi, comme si le retard était une loi impossible à transgresser, le
voudrait-on. Plus que dix minutes, cinq, deux, Je suis désolée, s’excuserait la Parque de l'aurore. Des personnages
imaginaires te regarderaient de loin, figés. Je suis désolé, leur dirais-tu. Avant de régler l’heure de ton
réveil.
lundi 4 mars 2019
4 mars
Tu
parles ! Tu n’es personne sans ces autres que tu considères comme des
prisonniers. Tu n’es rien sans quelqu’un qui te dit « tu ». Tu es un
rêve mineur toujours en retard d’une inquiétude. Tu es... un chien, toujours ce
chien qui deviendrait fou s’il ne trouvait plus d’arbres à renifler.
Binh-Dû
renifle sa mémoire et parfois ça sent mauvais. Selon des conventions dénuées de
pertinence : les paradis aseptisés lui donnent envie de basculer
par-dessus un rebord du ciel et de chuter dans le lac d’un volcan éteint, tel
un nouveau messie.
Il ne se
souviendra pas du désastre, tout ce qui lui importera sera d’atteindre la rive,
de se hisser sur la terre ferme en prenant appui sur une racine puis de
s’étendre un instant sur le dos et de contempler l’envers des feuilles. Avec un
peu de chance il y aura aussi des oiseaux.
Il
s’agirait de suivre la musique la mieux en accord avec la lumière. Et
d’éveiller en soi une incommensurable compassion. Alors les hélicoptères
pourront bien trancher des milliers de gorges, un demi-sourire continuera de
planer sur les mousses et les fougères.
dimanche 3 mars 2019
3 février
Nous
sommes de ceux qui grimpent aux lampadaires pour apprendre à voler. Nous sommes
présomptueux ! Binh-Dû tente de se raccrocher aux points d’exclamation, il
pressent qu’ils pourraient le mener plus loin que des lianes disposées à égale
distance de suspens. Il réserve les points de suspension à ses interactions sociales ; mais là c’est parce qu’il voudrait être pris pour quelqu’un
d’autre et qu’il s’en excuse. Ceux qui t’aiment ne s’y trompent pas. S’ils se
trompent, c’est sur eux-mêmes, comme toi. La pensée balbutie les identités mouvantes.
Dans
l’expectative, Binh-Dû serre la main d’un homme qui ne le reconnaît pas. Il se
gave de macarons artificiellement colorés. Il ne donne rien à la mendiante trop
misérable (à ce stade, à quoi bon ?). Il pontifie des commentaires positifs sur la pluie et le beau
temps. Il tripatouille des chiffres dans sa tête, qui ne correspondent à rien de
nécessaire ; il en oublierait le code de sa carte bancaire. Il bâille, oh
comme il bâille... Il se cache derrière sa main et un sourire crispé. Il se hisse encore un peu sur le lampadaire, dans le but d'allonger la durée de sa chute –
libre ?
samedi 2 mars 2019
2 mars
Une
personne réelle est entrée au domicile de Binh-Dû, examiner ses papiers. On
pourrait en faire toute une histoire (et pour commencer, n’en pas dormir la
veille). On pourrait décrire l’homme, supérieur en taille, en poids et en barbe,
ses lunettes, on pourrait qualifier ses lunettes d’inquisitrices afin de
souligner le déplaisir occasionné par sa visite. À ce point, il conviendrait de
décrire Binh-Dû lui-même, sa situation, son contexte. (Quelle
transgression ! Il faudrait dès lors inventer un autre Binh-Dû.) Puis
ajouter les nuances non paranoïaques du réel.
Est-ce
cela que tu veux raconter ? Oui toi, la chambre d’échos. Ou, une fois
encore, préférerais-tu t’allonger sur le sable d’une île paradisiaque ?
Binh-Dû s’est peut-être trompé de planète puisqu’ici tout semble porter à la
conquête. Ou au dévoilement des mystères, ce qui n’est guère mieux. Ils veulent
posséder plutôt que jouir, ils n'ont qu'une toute petite idée de la jouissance. Qui ça ?
Binh-Dû se serait contenté d’une existence d’arbre ou d’animal préhensible ou
d’acteur pornographique. Il se serait contenté de respirer. Mais nous n’y
sommes pas prêts.
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