jeudi 14 mars 2019

14 mars


                Et revoici Binh-Dû, comme un petit bonhomme clignotant constitué de dizaines de diodes colorées. Plein d’allant et pourtant indécis. Il cherche sa forme – ce qui n’est pas nouveau – mais mieux encore il voudrait retrouver l’enchantement. À cette fin (qui serait un recommencement) il a essayé la logique, la chimie, la spiritualité, mais pas assez : l’étourderie.
                Ou pourquoi pas la perdition ? Ne plus savoir l’heure ni le lieu, qui l’on est, si l’on rêve. Combien de temps il nous reste à vivre. Heureusement la soif amène à se lever, tâtonnant, en se basant sur une mémoire irréfléchie, et à tituber jusqu’à l’évier. Au-dehors le ciel est sombre comme s’il allait se mettre à pleuvoir ou à faire nuit, encore ou déjà.
                Binh-Dû revenu à lui va se perdre dans la ville où personne ne l’attend vraiment, il commence par confondre deux portes surmontées du même numéro. Puis il emprunte le mauvais escalier, pousse un battant au lieu de tirer. Il apporte ce qu’on lui rend, en un échange absurde. Attention ! met-il en garde un musicien de métro, qui en laisse choir son archet.

mercredi 13 mars 2019

13 mars


                Mais tu as toujours préféré te taire. C’est ainsi que Binh-Dû écrit. Chanter, tu aimais bien aussi, manger tu aimes de même. Quant à embrasser ou ne pas, c’est un regret sans fin. Une satiété vouée à se refuser. Le chagrin est un aiguillon qui ôte au rêveur sa lucidité.
                Il est seul et soi, s’imagine-t-il, et en même temps on le regarde. On l’apprécie à juste titre, ses gestes sont gracieux et ses pensées subtiles. Il est drôle, qu’est-ce qu’on rit ! Ce serait dommage d’en perdre une miette, avis aux générations futures.
                Mais la vie n’est pas une course de relais (heureusement, car la métaphore est d’une pauvreté à pleurer). Ce que tu voudrais prendre, c’est la tangente. Qu’ils se débrouillent sans toi ! Et sans Binh-Dû à plus forte raison. Laisser place nette, voilà un acte.
                Si le désespoir est un espace, tout espace pue le désespoir. Un lien de causalité n’est pas nécessaire (il serait même factice), en revanche une fraternité se dessine avec les pires salopards : dans ton espace défini, tu ne te soucierais que de jouir.

mardi 12 mars 2019

12 mars


                Tu vas prendre le relais, dis ? Y es-tu disposé ? Vas-tu dire ailleurs et te taire ici ? Là où les arbres retenaient la neige se propage la mousse. Quand les feuilles à leur tour pousseront, tout sera oublié, pardonné. Le chagrin ne sera plus une entrave mais un simple chatouillement.
                Oh, prophétiser est un acte de bonté, quand bien même tu révélerais l’effroi plutôt que la résignation. Tu as choisi d’assister au désastre, c’est donc que tu y trouves avantage ; Binh-Dû lui-même ne ferait pas étalage d'une présomption supérieure.
                Dans la rue les livreurs de pizza passent et repassent. Une femme crie sans raison apparente. Des enfants sachant tout juste marcher te regardent comme si tu étais une personne intéressante. Tu penses à des obligations qui n’en sont pas mais qui t’attendent.
                Tu penses à l’amour des corps. Aux raisons de se laisser vieillir, qui ne convainquent que des convaincus - sages ou soumis. L’ellipse est plus belle observée avec du recul, mais il sera plaisant de la rejoindre, ne crois-tu pas ? Comme au début, inspirer : dire ah, oh, ou n'importe quoi.

lundi 11 mars 2019

11 mars


                Tu prends le soleil sur le perron de ta maison de pierre. La vue porte loin, une vallée, des montagnes. Dans les arbres chantent les oiseaux. Tu inspires à pleins poumons les parfums renaissants du printemps. Y a-t-il quelqu’un près de toi, qui viendra te rejoindre, poser un baiser sur ta nuque ? Cela se pourrait. Il y a une rivière en bordure de prairie, tu l’entends murmurer quand la brise souffle dans ta direction. Tu ne voudrais être nulle part ailleurs. Même là où tu serais non moins heureux. Tu fermes les paupières pour y enclore une lumière orangée.
                Puis ce sera la nuit. Ou une journée de crachin brumeux, tu seras réfugié à l’intérieur. Dans ta maison de pierre les chaises sont dépareillées, tu n’en utilises qu’une pour prendre tes repas. Tu es seul, cela va de soi, et c’est aussi bien comme ça : qui voudrait perdre ici son temps ? Tu es seul et tu es toi-même, sans témoin, tel que personne ne te connaît. Sans besoin de faire semblant. Tu as un peu froid mais tu peux superposer des épaisseurs. Tu es arrivé. Binh-Dû serait parfaitement heureux, tu te sens déprimé comme un hérisson blessé coincé dans un fossé.

dimanche 10 mars 2019

10 mars


                S’il est quelqu’un qu’on ne voit pas, c’est Binh-Dû. Il se réveille dans une chambre inconnue, aucune idée de l’heure. Personne pour lui dire bonjour ou lui proposer une tartine, rien que des miettes et des traces de confiture sur la table au rez-de-chaussée. Dans le jardin, un cheval relève la tête et fonce sur lui, mais en fait non : juste à côté, à le heurter de l’épaule au passage, comme par inadvertance. Puis il recommence à brouter. Binh-Dû ne survivrait pas longtemps à sucer des marguerites et s’abreuver aux rivières. Mais qui le lui demande ?
                Alma s’avise la première de leur naïveté : le monde vu d’en haut présente encore moins d’issue. Seulement la perspective de devoir redescendre. Corpus s’assied sur le parapet, il esquisse un demi-sourire. Que voit-il ? Des milliers de silhouettes vont et viennent, empressées, régulières, incompréhensibles. Elles sont toutes petites. Corpus les observe comme s’il éprouvait pour elles de l’amour. Alma s’imagine habitant une maison de pierre aux meubles de bois, avec un beau jardin. Mais elle sait aussi qu’il suffit de peu pour que le paradis se renverse en enfer.

samedi 9 mars 2019

9 mars


                Alma se soucie de savoir qui elle est, Corpus s’inquiète de savoir où. Les mers ont beau occuper sept dixièmes de la superficie terrestre, à moins d’être un poisson (ou un mammifère géant, ou un animalcule) on n’y fait que passer. Ils sont arrivés sur un nouveau continent, surpeuplé d’humains blanchâtres dont ils ne comprennent ni la langue ni les comportements. La plupart ne leur prêtent pas même attention, pressés comme ils sont. Peut-être, si Alma et Corpus parvenaient à se frayer un chemin dans la foule et à s’éloigner du rivage, seraient-ils moins bousculés, trouveraient-ils un lieu où réfléchir calmement à la suite du voyage.
                Alma sait qu’elle n’a pas rencontré Corpus par hasard, elle sait qu’elle lui permet de vivre par procuration ce à quoi lui seul n’aurait pas accès – et que la réciproque est tout aussi vraie : sans lui pour la tirer par le bras, sans sa colère croissante, elle aurait fini par être piétinée. Mais elle ignore si l’un de ces citadins exsangues est susceptible de la voir et de lui permettre à elle de le distinguer d’entre tous, est-ce une question d’insistance ? Est-ce une autorisation à se donner ? Corpus l’entraîne dans une ruelle en forte pente. De chaque côté les maisons semblent abandonnées, le sol est grossièrement pavé. En haut, on y verra plus clair.