dimanche 26 mai 2019

26 juillet


           La perspective donne un tempo.
           Un monstrueux pylône gâche la ligne de crête. Binh-Dû irascible ne verrait que lui. Rêvant de sabotage (l’attaquer à la pince-monseigneur ? remplir une gourde d’acide ?).
           Faudrait-il sensibiliser les employés de supérette à l’infamie que constitue la musique diffusée dans ces lieux déjà mortifères ? Serait-ce charitable ? Serait-ce pour leur bien ? Leur faire savoir que nombre de leurs neurones sont ainsi irrémédiablement détruits (à moins d’un sevrage drastique en cure de silence) ?
           Faut-il dire et redire la désolation sans bornes que génère le comportement humain ? Est-ce intéressant, est-ce utile, cela se justifie-t-il ? Ou plutôt varier les obsessions, il en est de plus plaisantes et généreuses, adoucir le regard, musicaliser l’ouïe. (L’odorat, le goût, le toucher sont aussi attaqués, mais autant établir des priorités.)
           Ne jamais oublier de chercher ailleurs, où réside la joie. Une âme plus sereine l’aurait à peine remarqué, ce foutu pylône. Pour autant, savoir qu’il détonne, et le regarder en face, car ne pas voir le pylône c’est ignorer le mendiant. Peut-être simplement ne pas se fournir en acide, et simplement donner la pièce. Tel est ce monde, et voilà tout.
           Un amas de chenilles forme champignon mouvant d’où l’on ne voudrait jamais s’extirper. Un c’est le cocon, vu d’en haut. La remembrance des ailes, en perspective. Deux c’est la gravure oscillante d’une fleur sur la pierre. Ramasser l’ombre, la pierre, la fleur ? Ou laisser vivre, trois ! C’est le tonnerre soudain : ici ! Maintenant !
           Franchis vite le col avant que je ne te rattrape et te foudroie ! Oui, de l’autre côté ce sera grandiose. Mais non, profite de chaque seconde ! Chaque pas sur le névé. En bas il fera 35°, mais non ! Ici tu pleures de froid, ta morve coule, profite ! Cours avant que cela ne tombe, cours sur le chemin, la pluie s’abat, te fouette, accroupis-toi.
           Tes pieds vont être trempés. Les grêlons vont percer ta cape. Les grêlons vont te briser le crâne ou les os de tes doigts en protection. La foudre va te tuer.
           Mais finalement : la vie devant soi excède en perspective une poignée de secondes.

[merci à Edward Abbey – lire « Le gang de la clé à molette »]

samedi 25 mai 2019

25 juillet


      Les montagnes exhalent des nuages verticaux. En haut du col, Binh-Dû reprend son souffle, quand arrive sur le chemin, venant de l’autre côté, l’être surhumain qu’il était une ou deux décennies plus tôt. Non, ce n’est pas une question d’âge mais l’oubli de l’hubris, à force d’humilité forcée, son abandon. L’oubli que Binh-Dû aussi est – surhumain. Marcher n’est pas une fatigue, selon quelle loi ? Est-il bien nécessaire de manger ? L’être surhumain venu de l’autre côté dresse en équilibre impossible une pierre sur le cairn. Un, les nuages sont les exhalaisons des montagnes.
      Deux, les montagnes sont des lèvres qui s’épanouissent en pétales dans une merveilleuse lenteur. L’amour doit être absolu. Et la détestation ? Surhumain sinon rien, Binh-Dû souffre d’une rancune effroyable contre le genre humain. Il ne pardonne même pas le futur. Mais s’il ne pardonne pas, sa rancune le détruira. Un barbu lui sourit gentiment. Il s’agit de rechercher la joie indépendamment de toute la tristesse. Certains rêves attestent d’un blocage, sentier éboulé, saison déclinante. D’autres boucles sont vertueuses, où l’on revisiterait le bonheur et ses exigences.

vendredi 24 mai 2019

24 juillet


Être ici est un mieux-être systématique, mais parvenir ici a réclamé un effort considérable, l’arrachement à la stase. Quand l’effort deviendra trop grand tu seras quasiment mort. Ils sortent des œufs et s’engagent dans la pente tels des zombies, ils demandent (poliment,  leur concéder cela) si le sentier mène bien au refuge – où ils pourront manger des saucisses-frites et boire de la bière. Un, le torrent caresse la mousse d’une pierre arrondie se prêtant à la caresse d’une main. Ils remonteront le sentier vers leurs œufs, hissant leur ventre sur leurs cuisses. Aller dans la fatigue c’est tout autre chose, c’est découvrir l’au-delà de la fatigue – une libération, une reprise de pouvoir. Dans le chalet à mi-pente, un livre d’or collecte les témoignages d’une idiotie satisfaite. Kiki a gravé son nom au canif sur une poutre, avec la date, aussitôt imitée par Riton, Lolo et JB. Maintenant c’est ici et ici c’est mieux être. Que demander de plus ? La pluie s’interrompt juste avant d’atteindre le bout de tes chaussures perméables. Deux, ce sont les chevaux dans le pré, qui jouent à s’approcher, se fuir et courir ensemble. La joie est le mouvement est la vie. Trois, ton amie sait pouvoir recevoir, depuis l’hôpital où elle veille, un peu de ce que tu vois et lui envoies. Les ondes téléphoniques ne franchissent pas les montagnes mais les pensées, si.

jeudi 23 mai 2019

23 juillet


     Un, le désespoir. Merci au vent frais sur la peau moite. Merci au jeu des feuilles dans le vent. Mais la nuit en rêve ça pleure infiniment. C’est bon, c’est désespéré. Ça pleure l’échec, la vie perdue. Merci à la tourterelle paisible, mais toute foi a disparu. À moins que ce ne soit transitoire, et l’on continuerait à tracer sa route dans la boucle ? Cette petite brise est divine. Peut-être la contemplation du désastre est-elle signe d’une guérison enclenchée – les yeux ouverts, pour commencer. Voir et constater afin qu’en ce cœur-là s’infiltre l’espoir ? La demie sonne au clocher.
      Deux, il suffit de respirer sur le chemin. Un air ouvert, l’espoir c’est l’air insufflé dans un organisme biologique en état de marche. Dans l’allée châtelaine, les pins n’ont poussé que de leurs cimes depuis avril dernier, leurs vieilles cicatrices les ceinturent toujours à hauteur d’homme. La neige est remontée vers les sommets environnants, à présent elle descend en cascades. C’est ici que tout se passe, ici qu’attend l’histoire, prête à ravauder les tissus effilochés. La lune suit à bonne distance la course du soleil. L’univers bruit doucement. Trois, le silence sur le sommeil veille.

mercredi 22 mai 2019

Vivaces #4

L'artiste doit être aveugle vis-à-vis de la forme "reconnue" ou "non-reconnue", sourd aux enseignements et aux désirs de son temps. Son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voix de la nécessité intérieure.
(Vassily Kandinsky)

Pour commencer (...) il faut que quelque chose me pique, me choque. Il faut une émotion, une peur, une colère pour qu'un sujet me mette en route. Ensuite, il y a l'arborescence de l'enquête, les rencontres, le hasard. J'ai toujours travaillé avec le hasard comme premier assistant.
(Agnès Varda)

mardi 21 mai 2019

Hybrides #6

- Dites-moi, avez-vous déjà savouré l’un de mes cornichons ? Si vous avez jamais mangé un cornichon dans la région de Washington au cours des premières années de ce siècle, il y a de fortes chances pour que ce fût un « DeCroix Féroce ».
- Les bocaux portaient une étiquette rouge et jaune, si je ne m’abuse. Et sur chacune, le dessin d’une louve en redingote ?
- Oui ! C’étaient bien mes cornichons ! Les trouviez-vous bons ?
- Très.
- Merci infiniment d’affirmer que mes cornichons étaient excellents. Merci d’affirmer que, de tous les cornichons produits à cette époque à travers le pays, les miens étaient, de loin, les meilleurs.
- Ils étaient comme mon œuvre : la plus grande du monde à cette époque. N’êtes-vous pas d’accord ? Sommes-nous du même avis sur cette question ?
- Je crois que nous le sommes. Je crois que nous l’avons été à maintes reprises par le passé.
- J’espère que vous aurez très bientôt l’occasion de me redire à quel point vous tenez mon œuvre en estime. Votre admiration me touche. Et peut-être, un jour prochain, vous gratifierai-je de quelque remarque sur la qualité de vos cornichons, si cela peut vous agréer. Je le ferai avec joie. Vous le méritez. Vous qui m’êtes si loyal et m’admirez tant.

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Les avis de refus envoyés par les éditeurs américains faisaient écho aux lettres précédemment reçues par mon agente : « Nous trouvons que vos personnages auraient besoin d’être travaillés. » « Le marché du récit à la première personne est actuellement très restreint. » « Je pense que votre histoire n’est pas assez accrocheuse et je vous conseille de la réviser. » Ce genre de conneries. Du jargon d’éditeur. De la merde et du vent.

George Saunders (Lincoln au bardo)
& Dan Fante (Régime sec)