Pour atteindre à pied les champs qui bordaient la
ville, il fallait une bonne quinzaine de minutes, et pendant ce déplacement,
aucun de nous deux jamais ne parlait. Une fois rejoint notre terrain de
décollage, l’un de nous s’installait à la manœuvre, cordes rêches entre poings
bien serrés au bout desquels l’autre, à sept ou huit mètres, tenait bras tendus
le cerf-volant au-dessus de sa tête. Puis il fallait courir, courir les bras
toujours levés jusqu’à sentir une résistance dans la toile, courir et hop, lancer !
Avec un plaisir inépuisable, nous regardions notre cerf-volant s’élever dans
les airs dans un battement inquiétant, flapflapflap, comme le souffle de l’effort
qu’il devait fournir pour s’appuyer de sa voilure de
plastique sur ce vent capricieux, puis prendre de la hauteur, encore plus de hauteur, jusqu’à se
stabiliser, planer, paisible. C’était alors au pilote d’entrer en action,
tirant sur les cordes, à droite, à gauche, il pouvait déplacer à volonté l’objet
volant, de droite, de gauche, parfois même réussir à lui faire faire un looping
s’il faisait preuve d’assez de réflexe. Mais il arrivait qu’au cours des ces
acrobaties le cerf-volant, horreur, décrochât, attention, tire, tire, fonçant
tête la première vers le sol dans lequel son museau venait violemment se
planter. Merde ! Il nous fallait un temps de réaction avant de foncer à sa
rescousse, médusés, car cette fois-ci c’en était fini, c’était sûr, notre plus
merveilleux jouet serait cassé définitivement ? Non, c’est bon ; il
avait résisté, miracle, et de l’allégresse qui m’inondait alors, je portais encore
le souvenir, un frisson dans le dos. Je dus rouvrir les yeux.
Céline Curiol (Les vieux ne pleurent jamais)