samedi 16 novembre 2019

16 février


« Je suis un menteur patenté », admet le président, ses mains posées bien à plat sur la table. Pourquoi nous dit-il cela ? Il nous regarde avec des yeux de poisson comme si l’on venait de lui expliquer qu’il y a des millions de créatures dotées d’un semblant d’intelligence derrière la caméra. Il fait d’immenses efforts pour se mettre à leur niveau. Mais il n’est pas très doué, s’agace son conseiller en communication, Je lui avais dit de faire simple, d’où sort ce « patenté » ? Et pas tenté de quoi, au fait ? De dire la vérité ? De proférer des mensonges ? Que comprendre d’un menteur de métier quand il vous dit qu’il ment ? Le président a une idée derrière la tête, c’est sûr. Il cherche à obtenir quelque chose de nous, ce qu’il nous a déjà pris ne lui suffit pas. Peut-être veut-il posséder ce fameux sens de l’empathie dont il a entendu parler, dont il ne comprend pas bien la teneur. C’est en rapport avec les émotions, a-t-il deviné, oui mais, précisément, ça sert à quoi ?

Tu es conscient que tous les regards se sont tournés vers toi. Certains visages sont emplis de commisération, d’une sympathie apitoyée, d’un réconfort désolé, les filles surtout te sourient. Tu voudrais disparaître, devenir invisible. Ils croient savoir qui tu es et toi seul pourrais les détromper, c’est-à-dire que si tu étais à leur place tu pourrais dire Ce n’est pas ça ! Mais à ta place tu te tais, car qui tu es, tu ne le sais pas mieux qu’eux. Tu sais qui tu n’es pas – tu n’es pas celui qu’ils croient que tu es. Mais si tu n’y étais pas acculé, tu ne te poserais pas ce genre de questions, tu te contenterais d’exister le plus discrètement possible. D’attendre, t’est-il encore possible d’attendre que la situation évolue d’elle-même, que la tension retombe ? Tu relèves la tête, non, ils n’ont pas bougé, ils sont tous là, et ce sont eux qui attendent quelque chose de toi. Tu n’essaies même pas de te racler la gorge, mais un pas en avant, oui ? Puis un second. La foule s’écarte, tu t’enfuis, irrésolu.

vendredi 15 novembre 2019

15 février


           Au matin, un père Noël de la taille d’un gros nain planqué dans l’alcôve manque te faire chuter de l’escalier. Tu ne l’avais pas vu en montant te coucher. Les cadeaux sont collés à sa hotte, il tend les mains pour supplier ou pour étrangler, ses yeux sont fous. Un couteau attend à côté d’un citron tranché. Les petites voitures aimantées sont en travers du circuit, l’une pend au bout d’une grue. Par la fenêtre embuée de la salle de bains, un ballon de foot crevé recueille l’eau qui fuit du climatiseur. Si tu ouvres, tu respireras une forte odeur de poisson.
           Non loin il fait bon au soleil, à parler de danse et de l’attache du système maxillaire au rachis, en attendant l’ouverture de la salle. Le squelette n’a pas de tête, mais une exceptionnelle détente musculaire. Cinq-cent-vingt-cinq paires de baguettes chinoises jonchent le sol pour un festin de poussière ou comme les éléments d’une noblesse encore à édifier, un habit de bambou carillonne. À un moment de la journée tu auras conscience d’avoir la bouche ouverte et les yeux fermés tandis que grinceront les ressorts du train. Au bout du quai, l’amour.

jeudi 14 novembre 2019

14 février


           T’es où ? demande la mère. T’es à la maison ou t’es pas à la maison ? Tu vas manger où ? D’accord, mais tu es à quel endroit, là ? Comment ? J’ai pas compris. Ah, d’accord. Donc tu vas rentrer manger à la maison ? Et tu rentres à la maison à quelle heure ?
           Le petit, il est sorti, informe la mère. Bon, je t’appelle parce qu’il rentrera pas. Parce que ce matin, je lui ai donné de l’argent. Ben, il l’a pris pour manger. Je lui ai dit, il m’a dit que non. Il va rentrer mais pas tout de suite. Et toi, t’es où ? Tu rentres à quelle heure ?
           Sur le champ plat, un tas de terre noire amassée formant surgeon cicatriciel côtoie un tas de fumier blanc cassé – telle une atténuation de responsabilité. Les gens dans le train font du bruit en dépliant le papier d’aluminium comme s’ils n’avaient pas peur.
           Quand tu étais petit tu aimais la campagne aux champs plats. Tu aimais patauger dans l’eau irisée par les rejets d’égout. Tu aimais les cow-boys, les courses de voitures et les matchs de foot. De quelle innocence es-tu nostalgique ?
           Une adolescente échange des regards furtifs entre les sièges. Si ce n’est de l’amour, qu’est-ce ? Tu cherches une tension dans le paysage, qui fasse image. La vie était intéressante parce qu’elle était neuve. La vie est intéressante quand elle reste vive.

mercredi 13 novembre 2019

13 février


           Retrouvons-nous à deux. Retrouvons-nous à trois. Il faut toujours un supplément ou une correction : il ne faut qu’en de rares circonstances. Parlons de désir en toute décomplexion. Envisageons les tatouages, les piercings, les poils – cherchez l’erreur ?
           Un fantôme en tenue de latex commande un burger végétarien, une blonde en lunettes de soleil échoue à reconnaître l’œil de son chaman (ou c’est le chaman qui bafouille), la vieillesse se ratatine dans un éclat de rire, la jeunesse tutoie le vide.
           Nous sommes trois, dont deux du même sexe, qui descendons les marches. Il n’est pas question de sexe. Nous sommes trois, dont deux ne se connaissaient pas avant ce jour, les deux mêmes. Il y a de la sympathie. Il y a la connaissance commune.
           Ceci n’est pas une figuration théorique, nous sommes des êtres de chair et de sang, nos cœurs battent, nos âmes suivent, précèdent et batifolent, nos esprits fusent au ras du sol. Nous ne sommes pas de trop, aucun de nous.
           Et pourtant, si s’effaçait, des trois, celui qui porte le nous, il en concevrait une certaine satisfaction. Il partirait seul, à contre-sens, tandis que se tramerait en arrière de lui une heureuse progression de l’histoire.

mardi 12 novembre 2019

12 février


Faisons comme si nous étions en juillet, au cœur de l’été, et non pas dans un métro tortueux copiant les méandres du fleuve – en quel pays fané ? Les correspondances ne mènent qu’à d’aussi incertaines dérives, l’électricité tressaute entre les rails à l’arrêt. Au plafond on devine le poids des pas d’une foule qui rapetisse de plus en plus lourdement. Non, sortons de là ! Ramassons les fruits répandus sur le plancher lors d’un précédent cahot et, dès que les portes s’ouvriront, précipitons-nous à l’extérieur. Peut-être y verrons-nous plus clair. Peut-être te retrouveras-tu seul sous un ciel jaune. Là-haut, les localisateurs ne captent pas. Les champs sont durs comme de la pierre. Tu te souviens soudain que des arbres, il n’y en a plus, ni d’oiseaux bien sûr. Et le fleuve, coule-t-il toujours à l’emplacement que les cartes d’en bas indiquaient, ou était-ce juste une métaphore ? Non, non, tu t’es trompé, juillet ce n’est pas ici, ce n’est pas ça ! Tu le sentirais dans ton corps, une puissance un peu alanguie, un désir dans l’air. Un clin d’œil, tel celui promis à une amie, où sont tes amis ? Le « nous » devrait venir de toute part et passer un bras sur tes épaules. Faisons comme si l’amour était possible. Et tout ira bien. Oui ?