jeudi 3 septembre 2020

Rhizomiques #56

Je détestais et j’aimais Emily pour des raisons identiques ; les deux sentiments jaillissaient d’un seul et même puits (…). Je me détestais, aussi, de l’aimer, de l’aimer pour ce que je détestais chez elle. C’est à cause de cet état permanent de guerre civile que chaque acte d’amour émanant d’une partie de soi était un acte de trahison envers l’autre partie, et c’était ainsi, c’était inéluctable, que je me détruisais par le simple fait d’être avec elle et de devoir, par conséquent, prendre parti contre moi-même.
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Elle était si sensible aux idées, à la naissance des pensées et de la compréhension ! Il y avait la passion de l’intelligence en elle à un point extrême, et notre ardeur de tendresse mêlée d’esprit nous faisait une liaison vraiment rare. Acharnée dans la haine !
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Nous ne voulons pas de la satisfaction ou de l’apaisement mais au contraire, c’est insatisfaits que nous voulons demeurer, oui, satisfaire notre insatisfaction ! Voilà de quelles questions nous débattons ensemble à présent, Eva et moi. Nous avons trouvé depuis peu ce point stratégique sur lequel nous rencontrer, nous mésentendre et donc chercher par tous les moyens à nous retrouver sur ce point de mésentente intellectuelle grâce à laquelle, si je puis dire, se développe une sorte d’agacement amoureux. Nous nous défions intellectuellement par agacement amoureux.

Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Paul Valéry (correspondance)
& Serge Rezvani (in La cité Potemkine)

mardi 1 septembre 2020

Attentives #11

Elle interrogeait les gens sur leurs secrets. Tout secret lui était utile. Elle disait qu’un jour elle ferait un livre sur les confidences de toutes ces personnes.

(Mon deuxième prénom est Saturno. / ma femme ne sait pas que j’ai fait de la prison. / Ma mère n’est pas ma mère, ma sœur aînée est ma mère, et celle qui me sert de mère est en réalité ma grand-mère. / Il y a dix-sept ans j’ai mis du poison dans le plat de lentilles de mon beau-père, il n’a même pas eu une indigestion. / Je me suis séparée de lui il y a cinq ans, mais de temps en temps j’appelle mon ex-mari à trois heures du matin, j’attends qu’il réponde et je raccroche. / Quand j’avais quinze ans, j’ai parlé avec une fille dans le bus, elle portait des tresses et lisait un livre de latin. Je ne l’ai jamais revue. Vingt ans ont passé et il n’y a pas un jour où je ne pense pas à elle. / Mon père est juif, mais tous les jours j’entre à l’église pour réciter un Notre Père et deux Je vous salue Marie. / Il y a des années que j’imagine que je suis un soldat anglais sur une île du Pacifique, je suis blessé par balles et mes camarades me transportent sur une civière en toile sur une plage, sous le soleil. / le dimanche je tire sur les pigeons avec une carabine à air comprimé et je les laisse pourrir sur les terrasses. / Au milieu de la nuit je me mets à pleurer, je pleure et je pleure, je ne sais pas pourquoi. / Une fois je me suis disputée avec ma meilleure amie et je lui ai envoyé une lettre anonyme en lui disant des choses horribles, des insultes sexuelles, et j’ai moi-même essayé de la consoler en lui disant comment peut-il y avoir des gens assez dégueulasses pour écrire des choses pareilles. / Je déteste mes élèves, je déteste tous mes élèves, je m’arrange pour que mes examens coïncident avec ceux de mathématiques, comme ça ils ont des mauvaises notes aux deux matières, car je les considère comme des monstres.
 
Pablo de Santis (in La fille du cryptographe)

vendredi 28 août 2020

Rhizomiques #55

J’avais déjà flashé sur des garçons de ma classe. Un jour, un garçon était juste pareil à n’importe quel autre puis, du jour au lendemain, un brusque changement scotchait mon attention sur lui comme un aimant la limaille de fer. Après ça, je savais toujours où il était, même dans une cour bondée, à la récréation. Lui seul restait clair et net quand tout le monde autour de lui devenait flou. Je ne pouvais soudain plus parler quand il était dans les parages. Je m’imaginais en train de lui tenir la main. D’appuyer mes lèvres sur la saignée de son poignet. Puis, tout aussi mystérieusement, je ne flashais plus sur lui et je n’arrivais plus à comprendre comment j’avais été assez idiote pour croire que ce seul et unique garçon, ce garçon-là, était différent des autres.
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Jeune fille, je voyais parfois un visage s’esquisser dans les entrelacs de fleurs sur la tapisserie de ma chambre, au long de nuits sans sommeil : celui du jeune homme qui m’obsédait alors. J’allais mourir d’amour, me déchirer la poitrine avec les ongles pour en laisser échapper le cœur qui s'y tordait. Puis un jour, alors que ces vaines souffrances m’avaient épuisée, un autre me témoignait une marque d’attention, soit que sa main effleurait la mienne, soit que ses paroles reflétaient le plus délicieux mystère, et mon cœur reprenait vie, enflait, s’affolait ; soulevée par des symphonies célestes, je me demandais comment j’avais pu tant de temps côtoyer l’être nouvellement aimé sans avoir eu conscience des sentiments qui couvaient en moi à son égard, et je passais des semaines à reconstituer ceux de ses faits et gestes qu’il m’avait été donné d’observer depuis que nous nous connaissions mais dont je n’avais su interpréter les promesses, car alors je ne savais ni voir ni entendre.
 
Francine Prose (in L'été d'après)
& Fanny Chiarello (in Une faiblesse de Carlotta Delmont)

mercredi 26 août 2020

Rhizomiques #54

Nous nous sommes rencontrés sur une plage. (…) On était tous en maillot. Je m’étais baignée et j’avais relevé en chignon mes longs cheveux, j’étais un peu étourdie par la chaleur, je n’arrêtais pas de pouffer… Lui, mon futur mari, un homme qui avait sept ans de plus que moi, s’amusait, exécutait toutes sortes de tours. Il était le point d’attraction des autres hommes. Il s’est tenu sur les mains jusqu’à ce que les veines de sa nuque saillent… puis il a laissé retomber ses jambes, d’un mouvement sec, en éparpillant le sable… Il y avait du sable sur sa poitrine, dans ses cheveux emmêlés… Dans ma poitrine à moi, j’ai ressenti la furieuse morsure de l’amour, profondément. 
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Les paroles de la chanson sortant du juke-box étaient claires et la voix nasillarde comme toutes celles qui avaient vibré auparavant dans la cantina. C’était une voix féminine et c’était une chanson triste, féminine et triste comme la silhouette qui pénétrait à l’instant par la porte en bois et laissait ses yeux errer dans la pénombre (…), dans un moment élastique et irréel de plus ou moins deux secondes, aux yeux de Rodrigo, dont tous deux se souviendraient comme le plus propre de ceux qu’ils avaient vécu jusque-là. Parce qu’il y a des moments propres, où l’air semble réellement une matière docile qui nous permet de comprendre le monde, et il y a des moments sales ou bruyants pendant lesquels le moindre degré de lucidité est immédiatement réfréné par l’insipide matière des choses, qui s’imposent comme symptômes d’une maladie très grave que nous nous accordons tous à appeler « monde », ou « monde cruel » lorsque nous devenons tragiques.

JC Oates (in Puzzle)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)

vendredi 21 août 2020

Vivaces #26

Comment se confier à elle sans lui faire prendre ses jambes à son cou ?
Richard Powers (in Opération âme errante)
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C'est terrible de vouloir approfondir le beau. 
Harry Martinson (in La société des vagabonds)
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Ils dormirent, cette nuit-là, de nouveau dans les bras l’un de l’autre – plus proches, encore, cette fois – et, prudemment – avec prudence, parce qu’il n’était pas encore question d’amour, mais seulement de curiosité et de solitude – il l’embrassa ; tout aussi prudemment, elle l’embrassa à son tour une fois, lentement, et, en s’endormant, ils prirent tous deux d’extraordinaires précautions pour ne pas penser au futur.
Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)

mardi 18 août 2020

Rhizomiques #53

Je suis transformée, enfin, pas encore, pas exactement. Le changement a commencé – la douleur, la douleur atroce, fait partie du processus – et ne prendra pas fin avant… je ne sais quand. Est-ce que je serai un jour transformée au passé, ou toujours en train de me transformer, en mieux, jusqu’à ma mort ?
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Nous connaissons cette roche apodictique sous nos pieds. Ce soleil dogmatique au-dessus de nos têtes. Le monde des rêves, les souffrances de l'amour et la prescience de la mort. Voilà toute notre connaissance. Est-elle coextensive à l'ensemble du savoir dont nous aurions besoin ?
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Quelque chose a changé dans le monde, il n’y a pas si longtemps, il a changé et nous le savons. Nous ne savons pas encore comment l’expliquer, mais je pense que nous pouvons tous le sentir, quelque part au fond de nos entrailles et de nos circuits cérébraux. Nous ressentons le temps différemment. Personne n’a été tout à fait capable de capturer ce qui est en train de se passer ni d’expliquer pourquoi. Peut-être est-ce simplement que nous sentons une absence d’avenir, parce que le présent est devenu trop envahissant, et donc l’avenir inimaginable. Et sans avenir le temps n’est vécu que comme une accumulation. Une accumulation de mois, de jours, de catastrophes naturelles, de séries télévisées, d’attaques terroristes, de divorces, de migrations de masse, d’anniversaires, de photographies, de levers de soleil. Nous n’avons pas compris la manière exacte avec laquelle nous appréhendons désormais le temps.

Carmen Maria Machado (in Huit bouchées)
& Edward Abbey (in Le gang de la clé à molette)
& Valeria Luiselli (in Archives des enfants perdus)

jeudi 13 août 2020

Rhizomiques #52

Je n’avais aucune idée à l’époque de ce que je croyais savoir. De ce qui était fini, de quoi la mort était vraiment faite. Je savais qu’il n’y aurait aucun retour en arrière possible, mais je le savais en pensant au changement permanent comme à une mesure temporaire. (…) Même encore maintenant – lorsque je me retrouve à la porte de chez moi et que je vois en esprit l’exacte position de mes clefs sur le comptoir de la cuisine, prêtes à être saisies – je ne parviens pas tout à fait à accepter que ces clefs soient inaccessibles, que dans l’instant où j’ai claqué la porte elles soient devenues irréparablement, irrécupérablement lointaines, de l’autre côté, dans ce-qui-aurait-pu-être, ce-qui-aurait-dû-être ; et ce n’est qu’au bout d’un certain temps et avec beaucoup de réticence que j’appelle le serrurier, reconnaissant par là-même que je ne peux pas ordonner aux clefs – bien que je les voie avec tant de précision que j’en perçois le froid lisse, la tige dentée – de se trouver dans ma poche ; que mon erreur ne peut être défaite.
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L’invalide demeure une invalide. Elle meurt triomphalement jeune. Lorsqu’une infirmière souhaite s’apitoyer sur son sort, Alice [James] note dans son journal que le destin – n’importe quel destin – parce qu’il est destin – est fascinant : la pitié est donc inutile. Nous sommes nés non pour souffrir mais pour négocier avec la souffrance, pour choisir ou inventer des formes qui la contiennent.
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C’est ma capacité à aimer qui constitue mon refuge. Si je peux apprendre à aimer la mort, alors je peux commencer à trouver refuge dans le changement.
 
Claire Messud (in La vie après)
& Joyce Carol Oates (in La foi d'un écrivain)
& Terry Tempest Williams (in Refuge)