samedi 28 novembre 2020

Les hipsters barbus s'esclaffent en terrasse

28 septembre

Les hipsters barbus s’esclaffent en terrasse, comme tous les samedis. Ils sont partout. « Je ne raserai ni les murs ni ma chatte », proclame un graffiti sous la passerelle, Charlotte se sent moins seule. Nadia l’a convaincue de se rendre à une manifestation consacrée à un compositeur de musique contemporaine, « Je n’y connais rien en musique contemporaine – Ça te plaira, tu verras, il y aura aussi de la danse – Je n’y connais rien en danse contemporaine – Je croyais que tu avais fait une école d’art ? – Rien à voir, et puis j’ai arrêté – Eh bien recommence, il y aura des gens intéressants, je te présenterai ». Les musiciens sont reconnaissables à leurs cheveux, les danseurs à leur façon de tendre le cou. Ils ne lui semblent pas très intéressants, trop soucieux d’une saine alimentation. Le bâtiment est en béton brut, on dirait un parking qu’on aurait exhumé de sa fonctionnalité originelle. Nadia est introuvable, les textos ne passent pas. Charlotte s’assied dans un amphithéâtre à côté d’une femme qu’elle ne tient pas particulièrement à côtoyer. Mais elle ne tient pas non plus à s’asseoir délibérément à un siège de distance. Le noir se fait, on applaudit le pianiste qui s’avance, plaque ses premiers désaccords. Le siège où Charlotte a choisi de ne pas s’asseoir s’effondre d’un coup, on rallume la salle pour vérifier que personne n’est mort. Charlotte constate que son pied n’a pas été écrasé sous dix kilos de métal rembourré, il s’en est fallu de deux centimètres. « C’est le fantôme de Karlheinz ! » rit quelqu’un. Nadia est sur la terrasse, elle sirote un diabolo avec un couple. L’homme porte un catogan, à un moment il va s’acheter une salade au bar. Charlotte l’accompagne, à un moment elle l’embrasse. Ça lui suffit, elle ne l’entraîne pas aux toilettes. Peut-être ne fera-t-elle pas l’amour de tout l’an 1. Elle repart à pied par le canal, les familles en bas âge font du vélo.

vendredi 27 novembre 2020

Elle a ouvert la fenêtre pour allumer de l'encens

27 septembre

Elle a ouvert la fenêtre pour allumer de l’encens et pour ne plus voir les carreaux encrassés, elle a disposé les photos sur la moquette fraîchement aspirée. Douce comme un dos de chat. Non, pas elle. Charlotte a disposé les photos, les sortant une à une des cartons. Elle ne les connaissait pas toutes, ou alors elle avait oublié. Elle les a regroupées au fur et à mesure, d’abord en trois catégories, puis elle a recommencé en ajoutant une quatrième catégorie – les photos de mouvement. Sans compter la cinquième catégorie des photos hors-catégorie. Cela faisait sens, c’était même équilibré, à son propre étonnement. Les gens, les paysages, les matières. Parfois il y avait du flou, non pas quand il y avait des gens dans des paysages, là c’était inévitable : annihilation du paysage. Mais où situer la frontière entre le paysage-matière et la matière-paysage ? Et entre le mouvement et le non-mouvement ? Il lui a fallu décider, et c’était à chaque fois accroître de quelques centimètres la distance entre Tonio mort et elle vivante.

Elle y était prête, disposée elle aussi telle une poupée gigogne, une image dans le paysage de sa chambre qui tiendrait de la matière, du paysage et de la personne. Il lui a semblé voir comme lors d’un trip un peu costaud bien qu’elle n’ait rien pris depuis la veille. Les piles de photos étaient écroulées sur elles-mêmes, formant fourmilières. Les cartons comme des peaux mortes, qu’elle a écrasés, repliés et déposés contre la porte de l’entrée, à côté des autres sacs poubelles qu’elle descendrait plus tard. Elle aurait dû laisser intacts les cartons et mettre les sacs dedans, tant pis. Tonio lui avait laissé son vieux reflex avec flash escamotable telle une baïonnette. Jamais elle ne s’en servait. Jamais elle n’avait fait de photos en argentique. Couchée sur son lit, appuyée sur un coude, elle a contemplé les pyramides sur sa moquette. De quoi faire une photo. Le soleil traçait un parallélépipède oblique, on était au matin d’un jour suivant. Depuis son lit, Charlotte avait de nombreuses fois saisi son téléphone pour photographier un bout de ciel non uniforme. Il suffisait que passe un nuage, ou une couleur vive.  Elle s’est endormie.

jeudi 26 novembre 2020

Trop de foutoir

26 septembre

Charlotte ne trouve pas de place chez elle où déposer son sac de cadeaux, sans parler de sortir ceux-ci et de les disposer chacun à une place adéquate. Trop de foutoir. Elle a laissé ses chaussures dans l’entrée, mais impossible de poser un pied en contact direct avec la moquette, aucun espace libre au sol – des papiers à jeter pour l’essentiel. Quand elle invite du monde, elle en profite pour passer l’aspirateur, faire des tas, dégager un minimum le passage. Elle prémédite cela de moins en moins, inviter du monde. Elle aurait pu profiter de son anniversaire pour faire le ménage, ou le contraire ? Elle ne sait plus, ses pensées sont un peu confuses. Un fond de vodka dans le congélo. Elle a oublié ses buvards dans l’autre appartement ! Tant pis, elle est fatiguée. Elle envoie un texto à Lucie, si elle pouvait aller les récupérer. Elle ne reçoit plus souvent chez elle car quand on sonne à l’improviste elle fait semblant qu’il n’y a personne. Ils ne sont pas dupes, mais ils ont arrêté. Le sexe, ça ne se passe plus dans son lit. Il y a quelque chose qui ne va pas, elle sent la colère monter, sans doute l’effet de son nouvel âge ? L’an 1, s’était-elle préparée, ne pas se laisser abattre par les dizaines. Les trois cartons de photos de Tonio attirent immanquablement son regard, placés contre la penderie. Elle imagine qu’ils contiennent son corps tronçonné, dans l’un la tête, dans l’autre le thorax, dans le troisième les jambes. Ils ont la même contenance chacun, ce n’est pas crédible. Et elle ne l’a pas tué. Il faut absolument qu’elle range cette pièce, c’est une question de survie ! Ou de loyauté imprécise.

mercredi 25 novembre 2020

C'est un appartement qui grince du parquet

25 septembre

C’est un appartement qui grince du parquet quand on cherche les toilettes, avec une poignée de chasse en porcelaine, avec la cuisine juste à côté et du jus d’orange en brique dans le frigo. Aucun souvenir d’être entrée ici, la fenêtre est au deuxième étage et donne sur une cour de box à louer, des saloperies sur leurs toits en tôle ondulée. Un chat. Il y a plusieurs pièces, Charlotte pousse la porte d’une chambre où dorment Lucie et un homme au dos nu, il a du poil sur les épaules. Dans la pénombre on dirait du moisi. Lucie est reconnaissable à ses cheveux courts. Dans une autre chambre ça baise à deux ou trois, Charlotte les entend depuis le couloir, elle retourne au canapé. Elle allume un vieux lampadaire à abat-jour, cette heure ne ressemble à rien. Il était question de se rendre à un concert de jazz, non ? Elle a les oreilles qui bourdonnent un peu, le concert était la veille, Lucie n’en a pas reparlé, c’était l'anniversaire de Charlotte et elle n’a couché avec personne. Comment sont-elles arrivées ici, et où sont les autres ? Posé à côté de ses chaussures il y a un sac en papier avec tous ses cadeaux tassés dedans, ça tient. Judith lui a offert un raton-laveur en plâtre, Sélim un châle importable, trop cher, en soie, Jeff un assortiment de buvards pas trop périmés, il en reste, elle retourne au frigo leur donner un coup de froid. Des livres aussi. Il faudrait qu’elle mange quelque chose. Et qu’elle s’en aille. Elle prend une photo.

mardi 24 novembre 2020

Elles se sont partagé trois lignes

24 septembre

Elles se sont partagé trois lignes pour se mettre dans l’ambiance, elles ont rejoint les autres à l’entrée de la boîte. Du moment qu’ils ne venaient pas chez elle, Charlotte était d’accord – elle est de plus en plus coulante ou c’est une impression ? Ils ont squatté une banquette, commandé du champagne, sorti les cadeaux, elle a remercié en hurlant pour se faire entendre par-dessus le gros son. Elle a commencé à se sentir bien, la corde du pendu qui se dénouait dans son ventre. L’année précédente ils s’étaient réunis pour lui offrir un aller-retour à Corfou, ça l’avait dévastée, et pourtant Tonio était encore vivant. On aurait cru qu’il allait être vivant encore toute sa vie (à elle, à lui, elle ne sait plus trop comment elle pense, s’il y a une logique ?). Elle y était allée seule, elle avait refusé toutes les avances des allochtones occidentaux, elle avait regardé l’océan. Les cadeaux collectifs, non merci ! Là elle a envie de pleurer, et de rire aussi, et de danser. Elle embrasse un type qui la colle depuis qu’il l’a repérée, elle aime sa façon de bouger. Il lui dit à l’oreille qu’elle est sexy, et d’autres trucs à propos des filles perchées sur les cubes, elle n’entend pas, elle s’en fout. Elle a acheté deux taz bicolores dans les toilettes, le deuxième elle l’a calé sous sa langue pour le refiler au garçon, elle ne le retrouve pas, elle en trouve un autre. Il lui renverse sa bouteille d’eau sur les seins, elle le gifle et elle rit, elle se trouve belle dans la lumière noire et les danseurs fluo semblent flotter à quelques centimètres au-dessus du sol. Lucie vient la rejoindre, sa bouche exhale une aigreur citronnée mais c’est bon, comme un petit nuage, une brume du matin, elle est sourde, elle a des oreilles dans le ventre, là ça y est, c’est la satisfaction. Jusqu’au bout de la nuit, au bout de la vie, et le reste on s’en fout. Elle se réveille dans un canapé, le jour décline derrière des volets à demi tirés, elle se souvient d’une éternité de petits matins frissonnants.