lundi 14 décembre 2020

"Allez, je sais que tu es là !"

14 octobre

Nadia est passée la voir en milieu d’après-midi, Charlotte a hésité avant d’ouvrir. « Allez, je sais que tu es là ! » Pour quoi faire, encore ? Face à l’œilleton, Nadia agitait un petit sachet transparent. « J’ai pensé que cela te ferait du bien, avait-elle continué en s’asseyant sur le canapé, elle est super-bonne, et j’ai de la résine aussi mais pas sur moi, si tu es intéressée je te ferai un prix de demi-gros ». Elle la prend pour qui ? Dans le canapé elles ont fumé le sachet, ça les a détendues. Nadia s’était déchaussée, du pied elle a écarté quelques-unes des photos que Charlotte avait disposées sur la moquette, sans s’apercevoir qu’elle défaisait un arrangement, « C’est quoi ? – Rien, ça ne fonctionnait pas. » Nadia a répété moitié-riant, moitié-toussant "Ça ne fonctionnait pas", comme si Charlotte avait dit quelque chose de drôle. « Ce sont des photos que je prends parfois », a corrigé Charlotte. « Mais c’est génial ! s’est ressaisie Nadia, elle en a ramassé une dizaine pour les regarder de plus près, Tu devrais en faire une expo. » Puis Sélim a téléphoné un peu après le départ de Nadia, il tenait à s’excuser. De quoi ? « Tu sais bien, j’avais un peu bu, je ne sais pas trop ce que je t’ai dit, tu es fâchée ? » Elle ne comprend pas, elle s’efforce de le rassurer, non elle n’est pas "fâchée", ça ne lui arrive jamais d’être "fâchée", « Tu vois bien ce que je veux dire, contrariée, vexée, j’ai été un peu lourd, je comprendrais que tu m’en veuilles, tu ne m’en veux pas ? » Elle ne lui en veut pas, alors il demande s’il peut passer la voir pour se faire pardonner. Elle raccroche, elle est fatiguée, elle plane encore. Elle n’a pas osé dire à Nadia qu’elle prévoit de retourner au Vestalia, et elle ignore si c’est par honte d’une reddition ou d’une résolution – extirper tout fantasme de désir de l’équation du sexe rémunéré. Elle plane et elle aimerait qu’on l’aime, et elle pleure parce qu’elle n’y croit pas.

dimanche 13 décembre 2020

Un sentiment d'amour sans objet

13 octobre

Les buvards lui procurent un sentiment d’amour sans objet. Une émotivité nostalgique. Ils absorbent en même temps les crispations douloureuses qui sont apparues au niveau de sa nuque depuis quelques jours, comme si elle avait eu un accident de voiture, subi un coup du lapin à effet-retard. Elle ne voit pas le rapport, ou alors c’est une araignée qui l’a piquée une nuit, elle sent sous ses doigts des boursouflures, une irritation venimeuse. Il y a des milliers d’animalcules qui descendent lentement sur son lit, elle les voit flotter dans l’air, elle se sent poisseuse, vaguement heureuse. Elle éprouve soudain une immense tendresse pour elle-même, cet être abandonné, farouche et vulnérable, qui n’a pas suivi le mode d’emploi – du LSD en solitaire, quelle idée ! À quoi bon ? C’est du gâchis, tout cet amour et pas de visage pour s’y arrêter, pas de corps pour s’y lover, pas de regard. Elle pleure un peu, mouille son avant-bras qui étincelle, les minuscules poils qui se dressent et la chair de poule en-dessous, elle a les bras si fins.

La sonnerie de son téléphone lui rappelle quelque chose de familier et de très lointain à la fois, pas forcément agréable, elle décroche. C’est Cyril, il parle vite, il parle toujours trop vite, il l’informe que son cabinet d’immobilier va devoir engager une nouvelle secrétaire d’accueil, si Charlotte est d’accord elle a le job. Mais je n’y connais rien en secrétariat, proteste-t-elle faiblement. Mais si, tu sais répondre au téléphone, tu sais noter des rendez-vous, tu sais te servir d’un ordi. C’est payé au Smic avec des RTT. La voix de Cyril crée des interférences avec la lumière, Charlotte s’excuse, elle doit raccrocher. Quand on n’est pas seule on ne s’endort pas, raisonne-t-elle encore, une pensée qui lui semble d’une exceptionnelle profondeur.

À son réveil l’appartement est plongé dans l’obscurité. Elle aurait dû être au Vestalia, elle a reçu trois messages. Par association d’idées elle se demande si elle peut continuer à ne pas faire l’amour. Si elle ferait mieux de ralentir le rythme de son travail au club. Mais au moins reprendre, se dit-elle, arrêter d’un coup serait trop... violent ? Et puis elle a besoin d’argent. Elle envoie un message d’excuse.

Lui revient en mémoire le coup de fil de Cyril. Alors le petit-déjeuner de la veille était en fait un entretien d’embauche ? Il la testait, il avait prémédité de la mettre à sa disposition, de la rendre dépendante de son bon vouloir. Ou bien c’était l’inverse, il avait vraiment besoin d’une secrétaire sous-payée. Dans les deux cas, prétexte, et aucun à son honneur. Ni à celui de Charlotte. D’un autre côté, ce boulot lui permettrait de sortir du RSA, de ne plus voir son référent qui la dernière fois l’a menacée d’une convocation devant la commission pluridisciplinaire pour non-respect des engagements de son contrat d’insertion – « Vous devez comprendre, mademoiselle, que si vous ne recherchez pas activement un emploi vos droits seront suspendus, c’est la loi, ce serait trop facile autrement », et il avait émis un rire de souris. Charlotte se sent très lucide, parfaitement éveillée. Mais indécise. Et si elle les envoyait tous promener, le RSA, le Vestalia, le secrétariat ? Elle se souvient qu’elle n’est pas retournée vérifier l’état du bras de JC. Elle a besoin de quelque chose d’un peu fort, elle se dirige vers le congélateur.

samedi 12 décembre 2020

Les ciels ne sont pas raccord

12 octobre

Au matin JC dormait, Charlotte se rendait à un rendez-vous petit-déjeuner avec un agent immobilier, ex-amant épisodique et sentimental. Reprise de contact parfaitement insipide dans une brasserie chic, elle n’avait pas d’appétit, à un moment il a tendu le bras pour prendre sa main, elle a eu un sursaut de tout le corps, « Excuse-moi, je ne suis pas bien réveillée ». Sur le trajet du retour elle a acheté un croissant et un pain aux raisins pour JC, qu’elle a déposés sur la cagette près de son corps emmitouflé dans le sac de couchage. Elle a commencé à assembler les tirages des photos sur la moquette, cela ne s’est pas déroulé comme elle l’avait imaginé : elle pensait que cela serait rapide et d’une certaine manière évident, or elle ne voit plus les lignes qui devaient assurer une continuité. Elles manquent de netteté, ou il faut orienter les photos en biais, ce qui produit des chevauchements malheureux. Le premier essai de composition est laid, fouillis. Les couleurs aussi posent problème, les ciels ne sont pas raccord.

Dehors le temps se couvre. Charlotte descend voir JC, il est sorti, la cagette posée à la verticale comme une dérisoire barrière pour son campement. Charlotte ferait peut-être mieux de quitter Paris où elle n’est pas heureuse, cette pensée lui traverse l’esprit régulièrement. Mais pour aller où ? Faire quoi ? Ici au moins elle a un chez soi. Un cocon qui sent un peu le renfermé, certes. La peur fait partie de l’addiction, elle le sait, et puis elle proteste, la peur aussi elle la gère. Même si toutes ces photos, ces tirages, sont peut-être du temps et de l’argent perdus… Qui est-elle de l’extérieur sinon une frêle femme plus toute jeune dans un cuir de vache, marchant vite dans les rues en direction de nulle part ?

Le ciel vire à l’orage, en contradiction flagrante avec la saison. Quand la pluie tombera, Charlotte se réfugiera dans la première bouche de métro. Une flic blonde lui sourit, cela n’a pas de sens. Un peu plus loin, un Noir crie en sautant sur place tel un nomade Peul… qu’il est champion du monde. Et la pluie répond, subitement. Charlotte s’arrête, ferme les yeux, tend son visage vers le ciel. Rouvre les yeux, regarde. Le ciel a des reflets mauves. Elle s’approche du rétroviseur rond d’une Vespa, sur lequel les gouttes dégoulinent, elle s’accroupit pour capter avec son portable une trouée entre les immeubles. Cette photo-là ne ressemble à aucune de celles qui l’attendent dans son appartement.

vendredi 11 décembre 2020

JC est assis à l'avant de son gourbi

11 octobre

Déjà plus de quarante-huit heures sans avoir rien pris, Charlotte n’est pas accro, c’est prouvé. Rien depuis qu’elle s’est fait vomir. Et elle n’est pas sortie de chez elle, y a-t-il un lien de non-cause à effet ? Même pas, chez elle il y aurait tout ce qu’il faut, à boire, à gober, à inhaler… Dans son portable des numéros de livreurs à domicile. Peut-être devrait-elle tout jeter, effacer les numéros, histoire de marquer le coup. Mais non justement, ce serait donner trop d’importance à ce qui s’est passé au Vestalia, et Charlotte ne veut pas traîner ce souvenir sa vie durant. Rien ne s’est passé de si déterminant, elle est une femme libre de ses décisions, elle ne dépend de rien ni de personne. D’ailleurs elle pourrait très bien s’offrir un petit stimulant si elle voulait, il n’y aurait pas de quoi l’interpréter autrement que comme une décision non moins mature et responsable que si elle préférait écouter un disque, se préparer une salade ou sortir prendre l'air...

JC est assis à l’avant de son gourbi, il regarde passer les gens. De la boîte à thé qu’il a placée à ses pieds dépasse un billet de cinq euros. Depuis combien de jours Charlotte n’a-t-elle pas entendu sa radio ? « Tu vas bien, JC ?

- Je me suis fait agresser l’autre nuit.
- Oh ?
- J’ai gueulé, le gars, je t’assure, ça l’a fait fuir. 
- Je n’ai rien entendu, je devais dormir. Qu’est-ce qu’il te voulait ? 
- Je croyais que c’était toi qui avais appelé les pompiers. Ils m’ont amené aux urgences, regarde. »  
Sa manche relevée révèle un impressionnant bandage au bras, un peu crasseux, Charlotte hésite à y voir du sang séché. JC semble fonctionner au ralenti, on a dû lui donner des anesthésiants. « Et ils t’ont laissé repartir ?
- Le gars il fouillait dans mes affaires, il était en train de me faucher mes chaussures de sécurité et d’autres trucs, j’ai gueulé, j’ai voulu l’attraper et il m’a planté.
- Il faudrait qu’on te change ton pansement.
- C’est rien, c’est la rue, c’est des choses qui arrivent.
- JC, c’était quand, il y a deux nuits, ils t’ont laissé repartir ? 
- Ça m’a fait chaud que tu aies appelé les pompiers, Charlie. Tu es un vrai pote. Et Ils ont été sympas aussi. »  
Elle se promet qu’elle l’accompagnera d’autorité dans un centre de soins s’il a toujours ce même bandage demain. Elle achète chez l’épicier des citrons verts, du sirop de canne, de quoi manger pour elle, une tablette de chocolat pour lui.

jeudi 10 décembre 2020

Et si elle essayait de relier les lignes ?

10 octobre

Elle fait défiler les photos sur son smartphone, des ciels à peine contextualisés par ce qui apparaît sur les rebords, murs, antennes, montant de fenêtre… Des ciels de jour et de nuit ou d’entre chien et loup le soir, loup et chien le matin. Des ciels de ville et quelques-uns de campagne, qui ne déparent pas vraiment. Elle cherche toujours une réponse, sans avoir une idée précise de la question. Elle est étonnée de la faible proportion de photos prises depuis son appartement (chambre, cuisine, une seule par la fenêtre haut perchée de la salle de bains, ce jour-là elle était montée sur une chaise). Comme si une volonté discrète l’avait encouragée à varier les angles, trouver une inspiration nouvelle au-dehors. Elle se croyait plus casanière – tout de même, elle a arpenté un certain périmètre ces 301 derniers jours, elle a vu des choses. Les couleurs sont variées. On ne peut pas souvent deviner quelle est la saison. On se demande de quoi il s’agit. Charlotte plisse un peu les yeux, elle voit mieux les couleurs ; puis elle voit des lignes. Le plus souvent droites et obliques, parfois courbes, parfois cassées. Il n’y a pas d’horizon qui tienne, excepté peut-être depuis les ponts, mais même avec une perspective plus dégagée à l’horizontale les horizons urbains ne sont que des suggestions. Elle a pris des photos en bord de mer aussi, durant la semaine qu’elle y a passé l’été dernier, mais elle avait compris très vite qu’il lui fallait justement éviter tout cliché maritime. Alors elle avait fait comme si elle était à Paris, comme s’il était nécessaire de privilégier un axe  plutôt zénithal. Avec un rebord le plus souvent, façade, arbre, qui ne servait pas à donner une échelle mais seulement à ne pas se perdre dans l’espace. Cette règle du rebord lui évoque les puzzles qu’elle reconstituait avec sa grand-mère quand elle était petite. D’abord trouver les quatre angles puis les rebords droits, ensuite remplir l’intérieur.

Et si elle essayait de relier les lignes d’une photo à l’autre ? Voir où cela mènerait. Il y aurait moyen de créer une composition, à la manière d’un arrangement floral. D’un coup cela lui paraît la chose à faire : assembler ses photos selon ce que dictent les lignes, Charlotte se représente les tableaux qui pourraient en résulter, des parallélépipèdes très allongés, avec les ciels au milieu et ce qui tient lieu de rebord… sur les rebords. Trois rangées de photos, celles du dessus inversées. Cela ferait comme un lac de volcan. Ou un œil saurien. Ou une plaie. Elle choisirait les couleurs de ciel de manière à assurer une certaine cohérence, un œil rouge orangé, un lac blanc aux reflets jaunes ou bleus. C’est exactement cela qu’elle doit faire, maintenant ! Il lui semble n’avoir jamais été aussi impatiente depuis des années. Elle a besoin de tirages papier pour tout étaler sur sa moquette, disposer d’une vue d’ensemble. Avant de passer commande en ligne elle retouche et recadre un minimum, elle y consacre toute l’après-midi et n’en a pas fini. La patience est un paramètre. Le prix aussi, d’autant si elle ne retourne pas au Vestalia, mais peu importe, Charlotte se sent plus géniale qu’Arcimboldo. Le soir tombe, elle réfléchit à sa photo du jour. La difficulté désormais sera de continuer à être sans intention.

mercredi 9 décembre 2020

Elle n'a pas la force de se lever

9 octobre

Nadia s’est assise sur le rebord du lit dans la chambre de Charlotte qui n’a pas le courage de se lever. C’est bien une question de courage plus que de force, même s’il lui semble avoir les membres rompus. Elle a passé la journée à mal dormir malgré les analgésiques et les comprimés d’aspect rugueux qu’on lui a rapportés de Belgique en cas de bad trip. Vers midi elle a pris peur, elle s’est fait vomir, peut-être a-t-elle gâché l’effet attendu ? Elle ne comprend pas pourquoi elle est une telle loque soudain, objectivement ce n’était pourtant pas si terrible. Nadia est la seule avec qui elle peut parler de tout ça, d’ailleurs elle l’avait prévenue : « Se lancer là-dedans, c’est comme pour le mariage, tu as intérêt à oublier la notion de viol où tu vas péter un câble. » Aujourd’hui elle lui dit qu’elle devrait arrêter, elle lui caresse le front d’une main fraîche. Elle lui dit que ce sont les risques du métier, à ceci près que pour ce métier elle n’est pas faite. « Mais toi, cela t’est arrivé de sentir… » Charlotte cherche ses mots, c’est important, c’est difficile, « de sentir que l’homme… te hait, de voir cela dans son regard alors qu’il est sur toi… Que, d’une certaine façon, il est en train de te tuer en te baisant, que c’est son fantasme mais que c’est toi aussi qu’il a choisie » ? Et puis elle s’en veut parce que le visage de Nadia s’est rembruni, bien sûr elle a vécu cela, pendant près d’un an après son arrivée à Paris elle s’est prostituée pour payer son loyer. C’est Nadia qui lui a parlé de dissociation entre l’esprit et le corps. « Tu devrais prendre un bain ma belle. – J’ai déjà pris deux douches depuis mon retour. – Prends un bain. – J’ai des bleus, ça me fait mal. – Ça te fera du bien. » Nadia lui passe doucement l’éponge dans le dos tandis que Charlotte sanglote. Dans son lit refait elle s’adosse aux oreillers, Nadia prépare un thé. « Pourtant j’ai essayé de dissocier, comme tu m’avais dit », lance Charlotte avec un petit rire en direction de la cuisine. Nadia revient avec un plateau, rectifie : « Sauf qu’il n’était pas question de désir dans l’équation, tu as été trop ambitieuse. » C’est une parole étonnamment consolante pour Charlotte, qui soudain ressent qu’elle a faim. L’une de ses jambes tressaute involontairement sous la couette.