13 octobre
Les buvards lui procurent un sentiment d’amour sans objet. Une émotivité nostalgique. Ils absorbent en même temps les crispations douloureuses qui sont apparues au niveau de sa nuque depuis quelques jours, comme si elle avait eu un accident de voiture, subi un coup du lapin à effet-retard. Elle ne voit pas le rapport, ou alors c’est une araignée qui l’a piquée une nuit, elle sent sous ses doigts des boursouflures, une irritation venimeuse. Il y a des milliers d’animalcules qui descendent lentement sur son lit, elle les voit flotter dans l’air, elle se sent poisseuse, vaguement heureuse. Elle éprouve soudain une immense tendresse pour elle-même, cet être abandonné, farouche et vulnérable, qui n’a pas suivi le mode d’emploi – du LSD en solitaire, quelle idée ! À quoi bon ? C’est du gâchis, tout cet amour et pas de visage pour s’y arrêter, pas de corps pour s’y lover, pas de regard. Elle pleure un peu, mouille son avant-bras qui étincelle, les minuscules poils qui se dressent et la chair de poule en-dessous, elle a les bras si fins.
La sonnerie de son téléphone lui rappelle quelque chose de familier et de très lointain à la fois, pas forcément agréable, elle décroche. C’est Cyril, il parle vite, il parle toujours trop vite, il l’informe que son cabinet d’immobilier va devoir engager une nouvelle secrétaire d’accueil, si Charlotte est d’accord elle a le job. Mais je n’y connais rien en secrétariat, proteste-t-elle faiblement. Mais si, tu sais répondre au téléphone, tu sais noter des rendez-vous, tu sais te servir d’un ordi. C’est payé au Smic avec des RTT. La voix de Cyril crée des interférences avec la lumière, Charlotte s’excuse, elle doit raccrocher. Quand on n’est pas seule on ne s’endort pas, raisonne-t-elle encore, une pensée qui lui semble d’une exceptionnelle profondeur.
À son réveil l’appartement est plongé dans l’obscurité. Elle aurait dû être au Vestalia, elle a reçu trois messages. Par association d’idées elle se demande si elle peut continuer à ne pas faire l’amour. Si elle ferait mieux de ralentir le rythme de son travail au club. Mais au moins reprendre, se dit-elle, arrêter d’un coup serait trop... violent ? Et puis elle a besoin d’argent. Elle envoie un message d’excuse.
Lui revient en mémoire le coup de fil de Cyril. Alors le petit-déjeuner de la veille était en fait un entretien d’embauche ? Il la testait, il avait prémédité de la mettre à sa disposition, de la rendre dépendante de son bon vouloir. Ou bien c’était l’inverse, il avait vraiment besoin d’une secrétaire sous-payée. Dans les deux cas, prétexte, et aucun à son honneur. Ni à celui de Charlotte. D’un autre côté, ce boulot lui permettrait de sortir du RSA, de ne plus voir son référent qui la dernière fois l’a menacée d’une convocation devant la commission pluridisciplinaire pour non-respect des engagements de son contrat d’insertion – « Vous devez comprendre, mademoiselle, que si vous ne recherchez pas activement un emploi vos droits seront suspendus, c’est la loi, ce serait trop facile autrement », et il avait émis un rire de souris. Charlotte se sent très lucide, parfaitement éveillée. Mais indécise. Et si elle les envoyait tous promener, le RSA, le Vestalia, le secrétariat ? Elle se souvient qu’elle n’est pas retournée vérifier l’état du bras de JC. Elle a besoin de quelque chose d’un peu fort, elle se dirige vers le congélateur.