lundi 19 avril 2021

Le ciel se dégage en silence

10 janvier 2020

(14/n)

Le ciel se dégage en silence. Cela sent le passé et les parquets grinçants, les déambulations nonchalantes. Les manteaux de laine. Le ciel se dégage à l’extérieur mais l’encadrement des fenêtres n’est pas supposé former tableau. Seuls les plus dilettantes jettent un œil, ou les rêveurs, ou les enfants lassés. Dans le musée on peut s’asseoir sur une banquette face aux cimaises. Une femme de haute taille t’inviterait à la rejoindre, à regarder. Est-ce que tu vois ? Est-ce que tu ressens ? À un moment tu dois te dire : « C’est celui-ci, ce tableau, celui que je cherchais ». Ou tu dois repartir chercher plus loin. Tu regarderais le profil de cette femme à côté de toi et tu penserais : C’est elle.

Il la reconnaît mais il ne réagit pas tout de suite, comme si cela ne se pouvait pas. Question de contexte, que ferait-elle dans son quartier ? Il ne l’a jamais connue que de l’autre côté du périphérique. Il n’est pas certain de son prénom, inscrit sur les tickets de caisse mais elle n’est plus aux caisses depuis longtemps maintenant, Léna ? Il ne l’appelle pas, elle ne le voit pas, plongée dans ses pensées, sa marche vive. Il se porte à sa hauteur, esquisse le geste de poser une main sur son épaule, elle sursaute. Excusez-moi, je ne voulais pas vous effrayer ! Elle sait très bien qui il est, il le sait. Elle ne dit rien, ne sourit pas. Excusez-moi. Non, c’est moi, j’étais ailleurs.

Elle était à l’hôpital voir sa sœur qui venait de se faire opérer, lui apprend-elle, mais il n’y a pas lieu de s’inquiéter, C’est drôle qu’on se croise. Il a presque envie de rire tant l’adjectif est inadéquat. Elle reste là, devant lui. Il ne veut pas qu’elle parte. Il veut l’inviter quelque part, évidemment pas chez lui bien qu’ils se trouvent à deux pas, dans un café, boire un verre ? Elle veut bien. Mais où, pas sur ce boulevard horrible, il ne sait pas, il ne va jamais dans les cafés de son quartier, Par ici, dit-il. Dans une rue oblique, un bistro arabe, quand il s’efface pour la laisser entrer, il lui semble qu’ils forment un couple. Il n’y a pas grand monde, ils s’assoient près de la vitrine.

samedi 17 avril 2021

Je peux fumer une clope ? dit-elle

9 janvier 2020

(13/n)

Ce n’est pas qu’elle fasse preuve de mauvaise volonté mais Lætitia est méfiante et susceptible. Les clients qui entrent dans le magasin sont pour elle de potentiels emmerdeurs, elle n’entend pas qu’on lui parle mal et la prenne de haut. Lui est beaucoup plus diplomate, au besoin il prend le relais en souriant et elle va se calmer dans la remise. Il l’entend qui donne un coup de pied dans un carton. Deux nouveaux clients entrent en même temps, il l’appelle, curieusement elle réapparaît comme si de rien n’était, froidement aimable, relativement efficace. Je ne sais pas comment tu fais pour les supporter, lui dit-elle quand ils se retrouvent seuls, ces connasses bourgeoises qui exhibent leur sac Chanel et te considèrent comme leur esclave. Tu exagères, tente-t-il de tempérer, mais il se demande la même chose – comment supporte-t-il. Car il ne se force pas, il a le sourire naturel. Faux en un certain endroit de lui-même, mais vrai en un autre. Elle le regarde bien en face, elle est nettement plus petite que lui, avec un air de défi. Un réel étonnement aussi – comment fait-il – plutôt que le mépris auquel il se serait attendu. Ou bien permettrait-elle qu’il se penche lentement vers sa bouche ? Trop de décalage, ce n’est plus de son âge. Trop d’évidente déception. Je peux fumer une clope ? dit-elle, et elle s’en va dans l’arrière-cour, malgré le froid.

jeudi 15 avril 2021

Une série d'alertes sur le logiciel

8 janvier 2020

(12/n)

Lydia a dû quitter son poste pour remplacer une hôtesse de caisse. En réalité il en manque plus d’une aujourd’hui, ce qui a déclenché une série d’alertes sur le logiciel – les temps d’attente atteignant la zone rouge. Cela fait longtemps qu’elle n’a plus travaillé en caisse mais les automatismes sont toujours là. Elle avait les meilleures statistiques du super, avec Jean-Charles et Farida, les autres n’arrivaient pas aux 85%. C’est d’ailleurs grâce à cela qu’elle a été promue, ce qui n’est pas très logique si l’on y réfléchit –  à son nouveau poste ce sont d’autres compétences qui sont évaluées – mais il n’y a peut-être pas non plus de hasard puisque ses résultats sont jugés très bons également, elle a toujours droit à sa prime complète en fin d’année.

Quand elle était au lycée, elle a remporté une médaille d’argent au cross-country scolaire inter-régional.

Il y a dix ans, une agence de communication est venue choisir les employés les plus méritants du groupe pour les prendre en photo et les afficher pendant tout un mois en fanions suspendus au-dessus des caisses, elle a refusé. Elle se demande si cela ne lui a pas tout de même été préjudiciable. Elle est rapide, son contact-client est excellent, elle pratique le sbam© sans besoin d’y penser. Elle va encore générer un score élevé en ratio articles/temps de passage en caisse. Cela s’inscrira sous le nom de Martine, la caissière qu’elle remplace à la 7, avant correction. C’est elle-même qui sera chargée de la correction, ainsi que de l’aménagement du planning. Il lui vient parfois l’idée de falsifications légères.

mercredi 14 avril 2021

Le temps se faufile dans les interstices

7 janvier 2020

(11/n)

Et le présent, ainsi que tous les astronomes le savent, est déjà du passé. Le temps se faufile dans l’interstice entre une question et sa réponse, une pensée et cette même pensée, le tintement de la sonnette et le Bonjour commercial.

Les gens sont revenus de leurs vacances. Lætitia viendra les après-midis pour l’assister, en stage de validation lui a-t-on dit, quoi que cela puisse signifier. La voici déjà (le temps passe vite), elle n’a pas vingt ans, ses yeux sont cerclés de khôl.
Il a l’impression d’être téléporté dans son lycée de province, les filles comme elle étaient inabordables pour un garçon comme lui. Vivre plus longtemps que le Christ c’est se croire au-delà de la mort, ou orphelin.
Ses parents habitent toujours dans leur massif central. Sa sœur aussi, qui y est institutrice. Il n’y est pas revenu cet hiver, non plus son frère qui travaille sur un autre continent, l’entente n’est pas idéale. Il est l’aîné surnuméraire.

mardi 13 avril 2021

Des galettes individuelles

6 janvier 2020

(10/n)

Le quotidien reprend ses droits, comme on dit, puisque l’épiphanie n’est pas un jour férié. Dans la boulangerie où il va souvent s’acheter un sandwich, il y avait des galettes individuelles – ou alors pour deux vieilles personnes qui n’auraient plus d’appétit ? Plus de dents à casser sur une fève, dans l’énergie envolée d’un coup de mâchoire ? Il a failli céder à la tentation avant de se raviser. Ce n’aurait pas été du jeu – comme on disait dans les cours de récré de son enfance – il aurait d’office gagné la couronne. L’aurait portée au magasin, roi en sa boutique, au siège son patron n’en aurait rien su. Cela aurait peut-être attiré le chaland, maintenant qu’on peut le voir facilement à travers les grandes vitrines. Ce royaume vaut-il qu’on s’y aventure ? Que fait ce roi assis derrière son comptoir ? Y a-t-il bonne fortune à trouver céans ? Mais non, simplement de l’attente. Le petit Jésus s’en retournerait dans son berceau, lui qui avait tout un plan divin à accomplir en relativement peu de temps. Une corbeille de présentation s’est décalée sur l’un des plots d’exposition, laissant une trace de poussière. Quelqu’un au passage, avec son sac en bandoulière ou le pan de son manteau ? Le matin il a encaissé une dizaine de personnes tout au plus. Il lui semble parfois que sa vie a été écrite par un inconnu qui ne lui voulait pas particulièrement de bien, ni de mal d’ailleurs. Un inconnu qui s’en foutrait un peu. L’âge du Christ est dépassé, sans retour possible.