jeudi 4 novembre 2021

Elle sent parfois des présences cachées

(12/n)

Elle sent parfois des présences cachées, et elle sait que ce n’est pas seulement son imagination. Des hommes traversent effectivement la frontière par les montagnes, aussi des femmes et des enfants. Elle n’en a jamais vu quand elle courait dans la forêt, mais peut-être a-t-elle arrêté du fait de cette connaissance. Quelque chose d’incongru, elle et Rémi dans leurs belles chaussures de jogging, avec la clef de leur maison dans une banane, dépensant un trop-plein d’énergie, tandis que d’autres êtres humains, tout proches, ne tenaient plus debout que par la peur, l’espoir, le dénuement et l’épuisement. Elle marche sur d’autres chemins, de l’autre côté de la vallée. C’est là qu’elle recommencera à courir. Rémi, quant à lui, ne semble rien redouter.

Tu jouais de la musique avec lui une dizaine d’années plus tôt, bien avant qu’il ne rencontre Céline. Vous aviez monté un groupe qui tournait un peu dans les bars d’une région voisine, avec un bassiste et un batteur. Il était au clavier et au chant, et toi à la guitare. Vous n’étiez pas très bons. (Quelqu’un se souvient-il de NoLog ? Même toi tu as perdu ton dernier exemplaire du CD que vous aviez autoproduit.) Mais tu te souviens bien sûr des chansons, dont tu avais écrit les paroles. Tu trouvais que Rémi ne les chantait pas comme il aurait fallu. Tu trouvais aussi que le groupe était meilleur sans toi.

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Céline et Rémi t’ont invité à passer les voir. Cela percute la temporalité de ton récit, jusqu’à présent tu parlais de leur vie d’avant la crise sanitaro-politique. Tu t'évadais de la crise sanitaro-politique en parlant d’eux. Rémi a ajouté On héberge parfois des gens de passage mais en ce moment il n’y a que nous.

mercredi 3 novembre 2021

L'irrésistible esprit clubbing

(11/n)

La douleur est odieuse parce qu’elle se manifeste d’abord de façon localisée et anodine, avant de s’élargir, de s’amplifier, de croître démesurément, à une vitesse insensée et tu ne peux rien y faire, même te ramasser sur toi-même n’y change rien, tu sais seulement que cet élancement est inexorable, tu le sais dès le premier battement de travers et c’est davantage encore qu’odieux : pervers. Heureusement tu sais aussi que la crise est temporaire, dans cinq minutes tu pourras repenser à autre chose.

Tu pourras reparler d’amour. Tu ne serais pas sorti braver le froid, la pluie et les virus si ce n’avait été pour rejoindre cette femme si vitale à ton cœur. Elle t’offre un livre sous-titré Psychopathologie de l’amour, vous en souriez ensemble ; elle lit en ce moment les Lettres à un jeune poète. Il y a d’autres amis autour, masqués, quelque chose d’important vous a été ôté (les sourires explicites ?). Ce qui demeure est forcément nostalgique. Dans la rue un petit homme éméché, qui ressemblerait à ton père si celui-ci vivait encore et avait trente ans de moins, t’offre une cannette de bière.

Céline a décidé de se remettre à la course à pied. Elle connaît les chemins autour de la maison, la forêt, les deux petits lacs, les champs en jachère, pour les avoir explorés dès son emménagement ici avec Rémi. Ils couraient ensemble. Puis elle a préféré marcher. Et danser, parfois seule. Elle pense qu’il n’y a rien de plus ouvert, généreux, satisfaisant, qu’une danse distante avec ceux qu’on aime, à les frôler mais sans accaparement ni gestes imposés. Tu as l’esprit clubbing en pleine cambrousse, c’est irrésistible ! l’enlace Rémi.

mardi 2 novembre 2021

Les certitudes acquises

(10/n)

Quand tu t’es déclaré amoureux, elle a trouvé cela insupportable parce que c’était trop tard, elle avait déjà pris sa décision. Comme tu ne comprenais pas qu’une décision prise la veille ne puisse être supplantée le lendemain par une autre qui lui soit opposée, elle a dû se dire que ton degré de folie était dangereux – et s’en est trouvée confortée. Toi tu te voyais constant : quoi qu’elle décide, tu l’aimais. Mais elle décelait au contraire un manque de fiabilité ; car si les décisions, selon toi, pouvaient se renverser d’un jour sur l’autre, alors comment se sentir en confiance ? À moins que tu ne conçoives les revirements émotionnels que chez les autres, ce qui serait plus fou encore, en plus d’être affreusement condescendant.

Contre toute attente, les élèves de Céline s’emparent avec passion du concept de libre-arbitre. Elle a lancé une discussion ouverte après un bref condensé professoral des raisonnements de Saint-Augustin, Aristote, Spinoza et  Nietzsche (en passant vite sur Kant et en leur épargnant Schopenhauer). Gros succès pour Nietzsche, évidemment. C’est trop facile, elle se le reproche, elle devrait bosser davantage son Kant pour contrebalancer. Mais elle est contente de voir de l’enthousiasme sur les visages de ces êtres en devenir qu’elle ne connaît pas bien encore, qu’ils aient compris d’emblée que la philosophie est un débat. Sa vie avec Rémi est une certitude acquise ; quoiqu’elle ignore à quel point elle souhaite qu’il en soit ainsi.

lundi 1 novembre 2021

Tu trouves que je suis prévisible ?

(9/n)

La douleur, ça commence à bien faire. Déjà, il y a plus douloureux que toi. Plus grave aussi, des gens qui pénètrent dans des tubes avec d’autres appréhensions que les tiennes – toi qui n’es pas même claustrophobe. Et puis c’est appelé à durer, ça ne veut plus rien dire, sauf à parler de condition. Voilà, c’est une condition humaine assez écrasante et finalement nulle, dans le sens où : qu’en dire et pourquoi ? Tu as toujours été d’un tempérament rêveur, ce n’est pas le moment de t’enliser dans une réalité sans perspective autre qu’un balancement perpétuel entre atténuation et accentuation.

- Tu trouves que je suis prévisible ?

- Qu’est-ce que c’est que cette question ?
- Comme personne, tu trouves que je suis quelqu’un de prévisible ?
- Je ne te vois pas comme ça, non. Mais je te fais confiance.
- Tu trouves que je suis ennuyeuse ?
Rémi éclata de rire, puis s’interrompit devant la gravité de Céline.
- Je ne te surprends jamais.
- Là tu me surprends, je peux te l’assurer. Qu’est-ce qui se passe ?
- Rien.
Et Céline alla remettre de l'eau à bouillir pour le thé.

samedi 30 octobre 2021

La vie c'est au-dehors

(8/n)

Cet ennui de la douleur… On pourrait croire qu’elle distrait. On pourrait en tartiner des pages et des pages, et répondre moins évasivement aux voisins qui demandent Vous allez bien ? en vous croisant dans l’escalier. On pourrait s’en raconter de belles, sur un mode préférentiel selon que l’on se désire vainqueur ou à plaindre. (Tu apprends la mort d’un poète à la rubrique "Divertissement" d’un site d’infos. Cela te choque, probablement n’as-tu pas l’âme d’un vainqueur.)

Avant qu’on t’introduise dans le tube, tu as attendu une vingtaine de minutes dans un réduit de 4 m³, en caleçon, chaussettes et blouse en papier jetable. Peut-être était-ce un moyen de vérifier que tu n’avais pas menti en cochant Non à la question de savoir si tu étais claustrophobe. Tu as regardé attentivement tes yeux par-dessus le masque, dans un petit miroir. Tu n’as pas joué avec le cordon terminé par une boule qui pendait absurdement d’une prise électrique surélevée.

Quel était le sens de tout ceci ? La nuit suivante, une amie voyageuse t’invite à la suivre, tu ne prends pas assez de risques ! La vie c’est dehors ! Tu protestes, J’aimerais bien mais j’ai mal ! Je ne peux presque pas bouger mon bras ! Puis, alors que tu somnoles dans une voiture garée en plain champ, des chats s’introduisent par la vitre et urinent sur les sièges. À quel désir correspond ce rêve, qui ne soit désir félin ? Tu pourrais commencer à souffrir moins et guérir précocement.

Car il ne faudrait pas oublier Céline. Elle n’a jamais été convaincue par l’étymologie du verbe éduquer – et encore moins par la vertu d’une "éducation nationale". Qu’est-ce que cet en-dehors auquel dédier sa mission ? Ne pourrait-on le concevoir aussi comme un hors-école, ou mieux encore n’est-il pas un hors-de-soi radical au point de se trouver enfin libre ? Rémi ne la prend pas au sérieux quand elle doute (il ne prend pas au sérieux la philosophie). L’ennuierait-elle, un peu ?

jeudi 28 octobre 2021

Comment pourrais-je bouger moins ?

(7/n)

À quand remonte la dernière fois où elle a décidé quelque chose pour elle seule, sans considération de ses proches ? Une vraie décision s’entend, pas de ces micro-choix du quotidien. Elle cherche, elle balaie à rebours les jours, les mois, les années. Ce devait être avant qu’elle rencontre Rémi, il y a plus de cinq ans. Elle se remémore une semaine d’avril sur la côte normande. Partie seule, au début elle avait craint de s’ennuyer, et puis elle avait pris goût à la liberté de faire exactement ce qu’elle voulait de ses journées. Elle s’était dit qu’elle recommencerait.

Tu bougeais trop dans le tube, même si tu pensais être immobile. Juste ton cœur et ta respiration, Comment pourrais-je bouger moins ? as-tu eu envie de répondre à l’opératrice qui te parlait dans le casque. D’un coup tu t’es senti oppressé malgré la musique classique ; le son des claquements électromagnétiques a pris le dessus. Mais au final, sorti du tube, on t’a félicité : tes os et tes tendons sont encore en bon état. Les options soucieuses se réduisent à ton avantage, vas-tu pouvoir penser à autre chose ? Tu esquisses un pas de danse bancal, quitté l’hôpital.