mardi 25 octobre 2022

Rhizomiques #119

Des fois, elle avait une façon de me regarder, comme si elle comprenait pas ce que je lui trouvais. Ou l’inverse, elle savait pas ce qu’elle me trouvait, si elle me trouvait quoi que ce soit, comment est-ce qu’elle avait pu se laisser emballer par un type comme moi. 
Emballer ! C’était pas un morceau de viande, nom de dieu. 
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- D’où vient cet intérêt pour les plantes ? demande-t-elle. 
- J’ai été élevé pour ainsi dire dans une serre. Je me sens très bien au milieu des plates-bandes. 
J’imagine qu’elle s’intéresse modérément au jardinage et comme aucun sujet de conversation ne me vient à l’esprit, je pourrais être obligé de faire passer nos échanges à un autre niveau, sans paroles. J’ai devant moi deux possibilités : passer à l’acte ou n’en rien faire. La question est de savoir quand exactement le laps de temps offrant la possibilité du choix sera écoulé : dans cinq minutes, dans dix minutes ou bien est-il déjà passé ? J’enlève ma montre et tend le bras au-dessus de Thorlàkur pour la poser sur la table de nuit. Elle me regarde avec ses grands yeux. Ce n’est vraiment pas facile de savoir ce qu’elle peut bien penser. Du reste ça n’a pas d’importance, tout est flou et embrumé dans ma propre tête. 
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C’était l’un de ces moments où vous regardez celui que vous aimez depuis longtemps, et soudain plus rien ne va chez lui. Il n’y a absolument rien de bien. Vous avez même du mal à croire qu’il ait pu vous fasciner un jour.
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- Que vient faire la crainte avec l’amour ? 
- Si tu ne le sais pas, c’est que tu n’as pas encore aimé. L’amour obtenu coïncide avec la plus grande crainte, celle de le perdre. En tant que prêtre, ma crainte est dans le danger de perdre la foi. Je ne suis pas propriétaire de ce sentiment, je suis un intérimaire à l’essai. Tous les jours je peux être licencié pour incapacité. Toi, tu es un homme et tu n’as pas éprouvé dans l’enthousiasme de l’amour la crainte de perdre la personne aimée et donc de te perdre aussi toi-même ? 
 
James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Rosa Candida) 
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)
& Erri De Luca (in La nature exposée)

vendredi 21 octobre 2022

Rhizomiques #118

Vos cris mimaient le plaisir que vous auriez voulu ressentir à l’idée de coucher avec l’homme que vous aimiez absolument. 
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Un (ancien) amant s’est plaint du fait que Clare avait tendance à "partir à la dérive" quand ils étaient ensemble ; il ne savait fichtrement jamais où elle avait la tête, mais il sentait que ce n’était pas avec lui. 
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Il ne faisait jamais le premier pas pour la voir. Il ne prenait jamais l’initiative de l’embrasser. Elle devait vraiment être tordue. Une perverse aux besoins anormaux, qui saute sur tout le monde. 
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Je regardais les passants par la vitre et le rideau de pluie sous les réverbères. Je lui ai dit qu’il était attirant en partie parce qu’il se montrait étonnamment passif. Je savais que c’était moi qui devais t’embrasser, ai-je dit. Que tu ne ferais jamais le premier pas, ce qui me rendait vulnérable. Mais j’avais aussi ce sentiment de pouvoir redoutable, je me disais : il va me laisser l’embrasser, et ensuite, qu’est-ce qu’il va me laisser faire d’autre ? J’étais presque ivre de ça. Je n’arrivais pas à savoir si j’avais tout contrôle sur toi, ou pas du tout. 
Et maintenant tu ressens quoi ? 
Plutôt que j’ai le contrôle. Ça te dérange ? 
Il a répondu que ça lui était égal. Qu’il trouvait ça sain d’essayer d’équilibrer le rapport de force entre nous, même si selon lui, on n’y arriverait jamais totalement. 
 
Nathalie Kuperman (in La vie sauvage)
& Joyce Carol Oates (in Cardiff, près de la mer)
& Kristin Eiriksdottir (in La matière du chaos)
& Sally Rooney (in Conversations entre amis)

mercredi 19 octobre 2022

Rhizomiques #117

Quand un homme est irrité, on se dit qu’il va se mettre à agiter ses poings en l’air dans tous les sens. Pas fort, ni pour blesser qui que ce soit, même pas volontairement, mais il se peut qu’il le fasse quand même, par réflexe, et que vous preniez un coup si vous êtes trop près. 
Et si un homme vous blesse, et que vous le laissez paraître, et que vous le regardez droit dans les yeux, il ne vous le pardonnera jamais. Car vous serez toujours la fille qu’il a blessée, et donc la fille qu’il pourra toujours blesser à nouveau. 
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L’alcool avait fermenté son sang, l’invalidant comme père, le déqualifiant comme mari. Avec son épouse, Filimone n’étalait que du mauvais traitement. 
- Femme, on m’a tout volé. Te faire du mal est le seul pouvoir qu’il me reste maintenant. 
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Il a l’air du genre de mec qui, en pleine baise, empoignerait une de ses propres fesses avec sa main libre. Le genre à exercer une poussée excessive de la main, comme s’il avait besoin d’aide pour pénétrer bien avant, avec, par-dessus le marché, une manière tout aussi affectée d’arquer le dos. Ouais, ce genre de mec-là. 
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J’avais rompu parce que mon petit ami disait que je manquais d’audace au lit. Il me demandait sans cesse d’ouvrir la bouche davantage en embrassant : franchement, ça devenait épuisant. On embrasse comme on embrasse. 
 
Joyce Carol Oates (in Cœur brisé)
& Mia Couto (in Le talon de Virgilio)
& Craig Davidson (in Les bonnes âmes de Sarah Court)
& Ceridwen Dovey (in Au Jardin des fugitifs)

lundi 17 octobre 2022

Rhizomiques #116

Sur l’écran sont projetées en simultané des centaines de vidéos, passant du noir et blanc à la couleur. Elles montrent des femmes qui entrent dans des pièces et qui en sortent ; qui se font attraper par des silhouettes sans visage. Qui écartent les jambes sur des meubles et sont prises en photo : ligotées à des rails, giflées avec violence. Des centaines de femmes en gros plan, les larmes aux yeux, les traits figés, leurs visages d’une ressemblance confondante. En coda, une scène unique tourne en boucle : une femme qui se prend un coup de poing en pleine figure. Du sang lui jaillit des narines, elle sourit. « Tu m’aimes, déclare-t-elle, étendue par terre. Ça veut dire que tu m’aimes vraiment. » 
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L’homme sanglote de fureur. Oh, il n’avait pas l’intention de lui donner des coups de pied. 
Sa faute à elle, la faute de la femme. Qui a provoqué ses pieds pour qu’ils la frappent. Pas sa faute à lui, mais à elle. De le transformer en bête alors que c’est elle, la femelle, qui est la bête, la chose bestiale. Comment peut-il lui pardonner ! 
Voyant qu’elle reste allongée, immobile, paralysée de terreur, il cesse de la frapper. Épuisé, haletant, il se radoucit. Mais continue malgré tout à la blâmer – « Toi ! C’est toi qui as fait ça. Ton âme ira en enfer, espèce de garce. » 
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Je sentis alors des lèvres et un menton poilus sur ma bouche. Près de mes oreilles, il émit de petits grognements, tel un cochon cherchant des truffes. Du moins c’est ainsi que j’imaginais un cochon cherchant des truffes. Je prenais beaucoup de plaisir.
 
Nicole Flattery (in L’avortement. Une histoire d’amour) 
& Joyce Carol Oates (in Comme un fantôme : 1972)
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)