Commencer comme s'il n'y avait rien avant.
D'un coup tu te retrouves sur la falaise, avec la mer qui bat les rochers en contrebas, les mouettes et les cormorans dans le ciel immense, et un sentier côtier qui semble ne jamais devoir finir. Commencer comme s'il n'y avait pas d'avant et comme si nulle fin ne t'attendait.
Comme si tu n'avais pas plutôt le sentiment que tout est fini déjà, l'histoire, l'espérance, les ambitions, et que le temps qui reste n'est qu'un supplément illusoire – mais cette pensée dépressive, ne relève-t-elle pas du temps d'avant ?
Comme si tu n'avais pas subi un long trajet dans une voiture qu'on t'a prêtée, incrustée de fumée de cigarette, ce paradoxe déjà d'avoir mal à la tête, au dos, d'être parti en pleine acédie, mais d'être parti quand même, en l'absence même de désir, par désespoir ? Et de retrouver un élan joyeux, presque à courir malgré ton épuisement mental.
Voilà : ici commence… un post-scriptum.
Tu vas passer une dizaine de jours en bord de mer, à nourrir un chat dans un appartement qu'une amie laisse à ta disposition. À retrouver le sourire ? Dans un miroir inconnu tu découvres ton visage à fleur de peau, des rides verticales comme des sillons de larmes. Désespéré, mais pourtant un ami fumeur t'a prêté sa voiture, une amie voyageuse t'a prêté sa maison. D'autres se sont réjoui que tu aies pu changer d'air – après quinze mois d'engluement parisien !
Tu penses à eux, est-elle étrange, ta solitude ?
Déjà le soleil se couche, adossé à un mur de pierres chaudes tu regardes les lueurs du ciel. Devant toi les vagues brisent doucement, tu t'es levé, tes pieds creusent le sable au ressac. Le soleil a disparu de l'autre côté de la baie, c'est fini mais cela continue encore un peu : les nuages rougeoient de plus belle.
Et la nuit pourrait être dernière.
mardi 15 novembre 2022
Commencer comme s'il n'y avait rien avant
Samedi 11 septembre, jour 1
jeudi 10 novembre 2022
Rhizomiques #124
Je vais maintenant vous parler de ma femme. Mon ex.
Ce qui me manque le plus, c’est ma main sur sa hanche. En
faisant la queue au cinéma ou lorsqu’on s’affairait dans la cuisine pour
préparer un repas. Un de ces petits bonheurs sous-estimés de la vie à deux.
Ma main sur sa hanche, n’importe quand.
---
« Comme tu es silencieux, lui dit-elle un soir,
assise par terre devant le chalet, lui caressant la jambe du dos de la main.
- Sans doute.
- Moi j’ai l’habitude d’exprimer ce que je ressens. De
raconter des âneries. D’avoir des réactions impulsives. A côté de toi, je me
fais l’effet d’une folle.
- Pas du tout. » Il sourit, promène une canette
glacée sur la cuisse bronzée de Deb, et se sent plus heureux qu’il n’aurait
jamais espéré l’être.
---
Je songe à ton regard de volupté et de douleur tendre qui
m’a tant touché le jour où je t’ai vue la première fois avec ton grand chapeau
cavalier et ta blouse orange où s’est concentré pour moi désormais tout le
soleil.
---
Elle tenait un petit plateau plein de mandarines qu’elle
me tendait dans la buée d’un sourire. Pris de trouble je m’entendis
prononcer : « Que vous êtes belle avec ces mandarines. » Je
retranscris aujourd’hui avec un sourire amusé ces premiers mots entre nous et
je me dis cependant que la pauvreté inouïe de cette phrase réfléchissait la
plus somptueuse image qu’un peintre pouvait recevoir.
Craig Davidson (in Les bonnes âmes de Sarah Court)
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)
& Guillaume Apollinaire (in Lettres à Lou)
& Serge Rezvani (in Le testament amoureux)
mardi 8 novembre 2022
Rhizomiques #123
Je restais dans la même incertitude : qui était-il,
quelles étaient ses intentions ? Je n’avais jamais eu d’admirateur aussi
impénétrable. Il ne me touchait jamais, sauf par courtoisie – me serrant la
main pour me saluer, m’aidant à monter dans la voiture, à franchir une porte à
tambour ou à me dégager d’une ronce. Pourtant, à sa façon, il était
transparent. Il était dévoré par une douleur solitaire. Il donnait l’impression
qu’on pouvait voir à travers lui. Comme ces élégants chiens de race dont on ne
sait comment ils peuvent contenir les organes d’un corps normal, on ne voyait
en lui aucune place pour une vie sensuelle ou émotive normale. Il n’était
qu’une très fine pellicule étirée.
---
Il faisait partie de ces hommes tellement virils que l’on
ne sait pas si les émotions et les sentiments font partie de leur équipement
d’origine.
---
Parfois, elle ne
comprend qu’une partie de ce qu’il dit. On édulcore la réalité, dit-il.
L’univers pourrait être contenu dans une tête d’épingle. Les particules
élémentaires n’ont pas de structure interne, tu le savais ? Et elle secoue
la tête, non, elle ne le savait pas. Alors il rit, d’un rire bas et doux qui
pourrait facilement se transformer en sanglot, mais ça n’arrive jamais. Elle a
l’impression qu’il n’a pas pleuré depuis longtemps, des années peut-être, qu’il
s’est blindé contre la vérité des choses avec des théories et des explications
et des moyens de se persuader qu’il ne s’est jamais rien passé. Il s’est
autorisé à perdre la raison. Il est dès lors facile de réduire la réalité à
néant, dit-il. Si une particule élémentaire n’a pas de structure interne ni
d’enveloppe externe, alors qu’est-ce que c’est sinon le néant, et donc nous
sommes faits de néant, de même que l’univers, et tout cela – d’une main il
indique le plafond, puis elle, et enfin lui-même –, tout cela n’est rien. Un
rêve, peut-être. Mais nous ne sommes pas le rêve, nous sommes le rêvé. Et il
rit à nouveau et elle ne sait pas quoi dire.
---
Ensuite, je suis passée à mes messages et j’ai écrit à
Meïr que la journée avait été épuisante (…) « Je suis en lambeaux »,
ai-je écrit, puis effacé. Inutile d’accabler cet homme, il est allergique aux
outrances. J’ai attendu quelques instants. Il peut passer toute une journée
sans consulter sa boîte de messages. Cette fois, la réponse est vite
tombée : « Prends soin de toi. »
Pas de doute : ce garçon se consume de nostalgie.
Margaret Drabble (in Le petit manoir de Kellynch – Idylle
dans le Somerset)
& Laurent Gounelle (in L’homme qui voulait être heureux)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& David Grossman (in La vie joue avec moi)
jeudi 3 novembre 2022
Rhizomiques #122
- On dirait que tu ne piges pas.
- Que je ne pige pas quoi ?
- Après que je t’ai raconté qu’il t’aimait bien, tout ce
que tu as fait disait : Ne t’approche pas. »
Je fus à la fois piquée et estomaquée. Ne t’approche pas. J’ignore comment,
mais mon moi extérieur avait dit « Ne t’approche pas », alors que mon
moi intérieur hurlait « Viens ! »
---
« J’adore les cartes topographiques », dit
Terri en faisant à Robert un clin d’œil qui se voulait peut-être rassurant mais
qu’il trouva lascif, et, gêné, il lui sourit en retour. Plus il passait de
temps avec elle, plus il était convaincu qu’elle lui envoyait constamment des
signaux qu’il ne savait pas interpréter. A moins qu’il soit incapable de lire
dans les pensées des femmes en général.
---
Marianne sait ce qu’il
éprouve pour elle, à vrai dire. Ça n’est pas parce qu’il est réservé devant ses
amis que ce n’est pas sérieux entre eux – ça l’est vraiment. Parfois, il
s’inquiète de ne pas avoir été assez clair à ce propos, et après avoir passé un
jour ou deux à voir cette inquiétude grandir en lui, à se demander comment
aborder le sujet, il finit par dire piteusement quelque chose comme : Tu
sais que tu me plais vraiment, hein ? Et on entend presque une pointe
d’agacement dans sa voix, ce qui la fait rire.
Lily King (in La
pluie et le beau temps)
& Anjali Sachdeva (in Logging Lake)
& Sally Rooney (in Normal
People)
lundi 31 octobre 2022
Rhizomiques #121
Récemment,
un amant irlandais vieillissant lui avait écrit à l’improviste, après deux
décennies de silence, lui demandant si elle se souvenait de la nuit qu’ils
avaient passée ensemble à Heidelberg, tant et tant d’années auparavant. Se
rappelait-elle qu’ils avaient commandé du steak tartare, sans savoir, innocents
et ignorants qu’ils étaient, ce qui allait débarquer sur leur table ?
Etait-ce à cause du bœuf cru qu’elle avait vomi cette nuit-là, ou à cause de
lui ? Aurait-elle l’amabilité de le lui préciser ? C’était important
pour lui.
---
- C’est inutile et ne pourra te servir à rien – murmura-t-elle, d’une
voix qui, pour Andrés, paraissait ancienne, de l’époque où elle ne lui parlait
pas ainsi –, Mais je veux que tu saches que je regrette beaucoup.
- Clara.
- Tu sais combien je l’aime. Je ne me repens pas du tout d’être allée
avec lui. Au fond, ce qui me fait mal est que toi et lui ne soyez pas un seul,
ou que moi je ne puisse être deux.
- S’il te plaît – dit Andrés –. C’est très bien ainsi. Ne dis plus
rien.
- Non, ce n’est pas très bien ainsi – reprit-elle –. Ce n’est pas
bien. C’est, tout simplement. Comme toujours.
- Ne le regrette pas – dit Andrés.
- Ce n’est pas ça, pas exactement. Ce qui fait mal est d’être sûre
d’avoir fait ce qui est juste, et dans ce sentiment lui-même, tout à coup,
Le dégoût de la justice,
savoir que rien n’est juste quand il y a plus de deux personnes.
- Ne le regrette pas – répéta Andrés –. Surtout pas ça.
- Laisse-moi au moins le faire pour moi – dit Clara.
- Je ne peux pas t’en empêcher – dit-il –. Que tu éprouves cela est
bien plus que je ne pouvais souhaiter quand –
---
Elle
n’aura pas de nouvelles avant la semaine suivante. Antoine lui répondra Des regrets, quelle horreur, vivre dans le
passé c’est moche. Adélaïde sera vexée. Pas tant par le vent magistral,
plutôt parce que le regret, de façon générale, ce n’est pas trop sa tasse de
thé. Elle n’était pas sincère et mal lui en a pris. Si elle avait été sincère,
elle lui aurait écrit viens rompre ma
solitude. Ça n’aurait pas marché non plus.
Margaret Drabble (in La sorcière d'Exmoor)
& Juan Cortazar (in L'Examen)
& Chloé Delaume (in Le cœur synthétique)
vendredi 28 octobre 2022
Rhizomiques #120
« J’ai l’esprit occupé par le corps, beaucoup plus
qu’avant. »
Frère Thomas tend le bras vers la bouteille.
« Et par le corps, tu entends quoi ?
- Des pensées sur le sexe, dis-je.
- Ce n’est pas anormal d’avoir l’esprit occupé par le corps à ton âge.
- Je ne pense peut-être pas sans cesse au corps, mais je pense en tout
cas beaucoup à ces choses-là, plusieurs heures par jour au minimum.
- Ce n’est, je crois, pas loin de la moyenne.
- Quand je suis dans la rue, je perçois les autres avant tout comme
des corps. Je ne fais même pas attention à ce qu’ils me disent. (…)
Frère Thomas remplit les verres. Le contenu est rouge sang
aujourd’hui.
« Il me semble parfois n’être rien d’autre qu’un corps, en tout
cas, à quatre-vingt-quinze pour cent, dis-je.
- Liqueur de cerise », dit-il.
---
Il avait eu une copine une fois et elle était sortie avec
un autre type. T’imagines ça. C’est juste genre
C’est ce qui s’était passé. Ce type avait couché avec
elle mais lui non. C’était la vérité et il le savait pertinemment. Elle avait
couché avec l’autre mais pas avec lui. Pourquoi ? Faut juste genre – faut
réfléchir, faut réfléchir… t’es obligé, ça te fait vraiment trop flipper, tu
trouves ça flippant, tu te demandes si t’as fait quelque chose de mal, un truc
genre je sais pas quoi ; si c’est ta faute, tu te poses la question, ou
genre si t’es gay, alors c’est peut-être que je suis gay et voilà ce que c’est,
genre si la fille a pas envie de toi, comment ça se fait ?
---
Ouais Sally arrêtait pas de parler avec ce type.
Peut-être qu’elle l’aimait bien. Les femmes ont la manie d’aimer les types
bizarres, les types pas aimables, les types dont les autres types savent qu’il
faut les éviter comme la peste, les types qui sont de véritables trous du cul.
Pourtant, les femmes s’obstinent. Elles s’obstinent les mecs, elles s’obstinent
à leur courir après. Qu’est-ce que ça veut dire ?
(…) Ces salauds sont même pas foutus de lire. Et
pourtant, ils arrêtent pas de parler du monde comme s’il leur appartenait. Des
vrais branques. Et ils ont aucun centre d’intérêt. Dans la vie je veux dire.
Aucun centre d’intérêt. Ils sont pas foutus de tenir une conversation.
Posez-leur des questions sur la politique, ils y connaissent que dalle. Et
pourtant, les femmes, putain de dieu, elles s’obstinent à leur courir après.
Pourquoi est-ce que les femmes s’obstinent à faire ça ? Peut-être qu’elles
les voient comme des âmes égarées ou je sais pas quoi.
---
Pourquoi la préférence des femmes pour d’autres nous
donne-t-elle toujours l’impression qu’elles ont choisi un abruti ?
Audur Ava Ólafsdóttir (in Rosa Candida)
& James Kelman (in La route de Lafayette)
& James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)
& Enrique Vila-Matas (in Mac et son contretemps)
Inscription à :
Articles (Atom)