mardi 8 novembre 2022

Rhizomiques #123

Je restais dans la même incertitude : qui était-il, quelles étaient ses intentions ? Je n’avais jamais eu d’admirateur aussi impénétrable. Il ne me touchait jamais, sauf par courtoisie – me serrant la main pour me saluer, m’aidant à monter dans la voiture, à franchir une porte à tambour ou à me dégager d’une ronce. Pourtant, à sa façon, il était transparent. Il était dévoré par une douleur solitaire. Il donnait l’impression qu’on pouvait voir à travers lui. Comme ces élégants chiens de race dont on ne sait comment ils peuvent contenir les organes d’un corps normal, on ne voyait en lui aucune place pour une vie sensuelle ou émotive normale. Il n’était qu’une très fine pellicule étirée. 
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Il faisait partie de ces hommes tellement virils que l’on ne sait pas si les émotions et les sentiments font partie de leur équipement d’origine. 
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Parfois, elle ne comprend qu’une partie de ce qu’il dit. On édulcore la réalité, dit-il. L’univers pourrait être contenu dans une tête d’épingle. Les particules élémentaires n’ont pas de structure interne, tu le savais ? Et elle secoue la tête, non, elle ne le savait pas. Alors il rit, d’un rire bas et doux qui pourrait facilement se transformer en sanglot, mais ça n’arrive jamais. Elle a l’impression qu’il n’a pas pleuré depuis longtemps, des années peut-être, qu’il s’est blindé contre la vérité des choses avec des théories et des explications et des moyens de se persuader qu’il ne s’est jamais rien passé. Il s’est autorisé à perdre la raison. Il est dès lors facile de réduire la réalité à néant, dit-il. Si une particule élémentaire n’a pas de structure interne ni d’enveloppe externe, alors qu’est-ce que c’est sinon le néant, et donc nous sommes faits de néant, de même que l’univers, et tout cela – d’une main il indique le plafond, puis elle, et enfin lui-même –, tout cela n’est rien. Un rêve, peut-être. Mais nous ne sommes pas le rêve, nous sommes le rêvé. Et il rit à nouveau et elle ne sait pas quoi dire. 
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Ensuite, je suis passée à mes messages et j’ai écrit à Meïr que la journée avait été épuisante (…) « Je suis en lambeaux », ai-je écrit, puis effacé. Inutile d’accabler cet homme, il est allergique aux outrances. J’ai attendu quelques instants. Il peut passer toute une journée sans consulter sa boîte de messages. Cette fois, la réponse est vite tombée : « Prends soin de toi. » 
Pas de doute : ce garçon se consume de nostalgie. 
 
Margaret Drabble (in Le petit manoir de Kellynch – Idylle dans le Somerset) 
& Laurent Gounelle (in L’homme qui voulait être heureux)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& David Grossman (in La vie joue avec moi)