lundi 6 février 2023

Rhizomiques #132

L’assistant social dit : Je vois que vous êtes maigre. Est-ce que vous utilisez vos mains ? Elles sont usées. Regardez vos mains, je vous prie. 
Le père regarda ses mains. L’assistant social dit : Elles ne sont pas bien. J’utilise un vocabulaire sommaire pour que vous puissiez me comprendre. Votre visage n’est pas bien. Vos mains ne sont pas bien. Quand je vous vois, je pense : Voici un homme qui a cédé. J’ai lu votre curriculum vitae, je constate que vous ne travaillez plus depuis longtemps. Très longtemps. Une longue période. Un trou dans votre vie. Et ça, c’est un problème, je vous le dis honnêtement. C’est ce qu’on appelle un point noir, dans le domaine administratif. On parle de BLACK POINT ! BLACK POINT ! On se le crie. C’est une blague entre collègues : BLACK POINT ! On se fait passer les dossiers en se criant : BLACK POINT ! Dans les couloirs, on roule sur nos chaises et on se crie : BLACK POINT ! L’assistant social rit et s’étouffa. Le père s’étouffa aussi un peu, par politesse. Son menton tressauta. L’assistant social sortit un gros feutre noir. Il écrivit : PAS BIEN sur la pochette du père, et le feutre grinça. 
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Ce qu’ils veulent, c’est établir un ordre figé une fois pour toutes, rendre l’écoulement du temps illusoire. Et faire en sorte que les journées deviennent répétitives, toutes pareilles, impossibles à discerner les unes des autres. Ils veulent construire une énorme machine où chaque créature aurait à tenir sa place et à se contenter de mouvements illusoires. Institutions et bureaux, coups de tampon, lettres de service, hiérarchie, grades, échelons, requêtes et refus, résultats d’élections, promotions et collecte de points pour bénéficier de réductions, collections en tout genre, troc d’objets. 
Ce qu’ils veulent, c’est épingler le monde à l’aide de codes-barres, attribuer une étiquette à chaque chose, pour qu’on sache précisément ce que c’est comme marchandise et combien ça coûte. Que cette nouvelle langue codée soit complètement étrangère, incompréhensible pour les hommes, lue exclusivement par les machines et les automates. (…) 
Bouge, allez, bouge ! Béni soit celui qui marche ! 
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Nous vivons l’époque de la plus grande manipulation de masse qu’ait connue l’histoire de notre espèce. (…) La publicité, les gouvernements, les moyens de communication… Ils n’ont jamais disposé de tant de possibilités de nous contrôler, de nous faire sentir, croire, désirer ce que d’autres veulent. Et la tendance s’intensifie. Monopole mental : voilà le futur. Acheter, penser, vivre dans une vaste communauté de consommateurs dont les réactions sont manipulées pour qu’ils ressemblent à des insectes sociaux. Voter pour deux partis, tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre : on appelle ça "démocratie". Acheter ce que la majorité achète : "goût". Croire ce que tout le monde croit : "éducation". Désirer ce que tout le monde désire : "vie". Obtenir ce que tout le monde obtient : le "bonheur". Nous dépouiller de notre caractère, de notre façon d’être, c’est que ce qu’ils prétendent. (…)  
 
Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins
& José Carlos Somoza (in Le mystère Croatoan)

mercredi 1 février 2023

Rhizomiques #131

Comme un lac agité par la pluie qui s’apaise, aplani par la gravité, mon amour pour elle a rempli la déclivité de mon âme.
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Ô mon amour, tu me manques, tu me fais mal à la peau, à la gorge, chaque fois que je respire c’est comme si le vide entrait dans ma poitrine où tu n’es pas. 
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Je crois que le bon dieu m’a fait avec deux cœurs, et j’ai le deuxième sur la main. Et avec deux âmes aussi, la deuxième est dans mes chaussettes. 
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- J’ai besoin d’amour. Ou si c’est pas de l’amour, alors j’ai besoin de la puissance de ce sentiment. J’adore ça. J’aime l’amour. C’est tout ce que j’ai. 
- Oh, Lucy. Tu as des tas de choses. C’est comme tes nichons. 
- Quoi ? 
- Tes nichons. Tu dis toujours que t’as pas de nichons. Mais en réalité, ta poitrine est tout à fait généreuse. Tu as largement ce qu’il faut. 
- Je veux un bonnet D. Au sens métaphorique du terme. 
- Et je veux un millier de bites géantes. En tout cas je crois que c’est ce que je veux. Mais c’est un mensonge. Parce que même un millier de bites ne suffiraient jamais. Et il faut être taré pour penser le contraire. Tout ce fantasme est un mensonge. 
- Mais je suis tarée. Et je n’ai pas envie de me passer de ce fantasme, ai-je fait. 
- Tu peux y arriver. On peut y arriver ensemble. 
- J’en ai pas envie. 
 
Adam Roberts (in La chose en soi
& Julio Cortazar (in Marelle
& James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté
& Melissa Broder (in Sous le signe des poissons)

jeudi 26 janvier 2023

Vivaces #39

Je savais que je n’étais pas moi-même, mais je ne savais pas comment être moi-même.  
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J’ai repensé à une femme que j’avais entendue, chez mon médecin, parler au téléphone. Elle pleurait. « Les gens n’arrêtent pas de m’expliquer que le corps sait quoi faire, se lamentait-elle entre ses larmes. Et moi je n’arrête pas de dire que mon corps ne sait pas quoi faire. Mon corps est débile. » 
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Le problème, dis-je, c’est que mon corps semble doté d’une existence indépendante et avoir sa propre façon de penser. À part ça, je suis un jeune homme normal. 
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Moi, c'est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Il ressent plus finement, plus complètement que mon cerveau. Quand mon corps pense, tout le reste se tait. À ces moments-là, toute ma peau a une âme. 
 
Jeanette Winterson (in Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?
& Alix Ohlin (in Copies non conformes
& Audur Ava Ólafsdóttir (in Rosa Candida
& Colette (in La retraite sentimentale)

mardi 24 janvier 2023

Rhizomiques #130

Je nettoie la cheminée, j’enlève les cendres, je prépare le bois pour le feu du soir. 
Je réponds au courrier, je lis les nouvelles, tout ce que je fais est très loin de l’écriture.  
Et tout ce que je fais me rappelle que je pourrais l’écrire. 
La page est l’aujourd’hui dont j’ai besoin. 
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Le mot, pour un écrivain, est avant tout tangence avec d'autres mots qu'il éveille à demi de proche en proche : l'écriture, dès qu'elle est utilisée poétiquement, est une forme d'expression "à halo".
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Le flou est une espèce en voie de disparition dans un monde où règne l’exigence de transparence. On y vante la limpidité, la clarté d’une intervention médiatique. Savoir résumer son propos en quelques mots est un savoir contemporain, un idéal d’agence immobilière.
Les discours "clairs" sont devenus ceux de communicants, qu’ils soient hommes politiques ou publicitaires. On voit au travers : ils nous vendent quelque chose. Le flou interroge. Il faut y regarder de plus près. C’est une brume de mer qui dissimule le profil d’une falaise. C’est ce trouble d’un amour naissant, qui ne s’appelle pas encore "relation". C’est une tristesse sans objet, qui surgit quand on s’y attendait le moins, au bord du bonheur. Les créatures floues ont pour elles l’espace de la fiction, qui n’aime rien tant que les personnages dont on ne saura jamais tout. Un roman ne peut être transparent, il est tissé de doutes et de solitude, celle de l'écrivain qui lui a consacré son temps. Un roman ne vend pas, il propose.

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Quand on écrit un livre, on n’écrit pas exactement ce qu’on voulait écrire. On avance le plus possible vers ce qu’on avait en tête, mais les histoires nous dépassent. Par exemple, on était d’accord pour mettre un petit morceau de soi dans un personnage, mais vraiment juste un petit morceau. Et soudain, schhhhlippp, le personnage a tout aspiré, avalé et régurgité sur la page, en particulier cette facette de soi-même que l’on voulait cacher aux autres. 
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Mon envie d’avoir un style l’emportait sur le désir d’être moi-même, car avoir du style est parfois la seule façon de se prouver que, d’une certaine manière, l’avenir va bien se passer.  
 
Erri De Luca (in Le tour de l’oie)
& Julien Gracq (in Lettrines) 
& Lola Lafon (in Quand tu écouteras cette chanson) 
& Héléna Villovitch (in Et si on mangeait les Legrand ?) 
& Adam Thirlwell (in Candide et lubrique)

mercredi 18 janvier 2023

Vivaces #38

Après tout, mourir ne sera pas mon affaire, pensa Andrés. Si je suis quelque chose, c’est de la vie, tu ne crois pas ? Je suis vivant, je suis parce que je suis vivant. Alors je ne vois pas comment je pourrais cesser de vivre sans cesser d’être ce que je suis. Oh raison, oh merveille. 
    Il s’ensuit clairement que 
    si en mourant je ne suis pas moi 
celui qui meurt est un autre. Et que m’importe, alors ? Je puis en avoir pitié dès à présent. C’est maintenant que je souffre de ce que celui qui fut moi soit mort. Le pauvre, si méritant. Il écrivait, et tout et tout. Avec un futur si plus-que-parfait… 
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Je suis habité ; je parle à qui-je-fus et qui-je-fus me parlent. Parfois, j’éprouve une gêne comme si j’étais étranger. Ils font à présent toute une société et il vient de m’arriver que je ne m’entends plus moi-même. 
« Allons, leur dis-je, j’ai réglé ma vie, je ne puis plus prêter l’oreille à vos discours. A chacun son morceau du temps : vous fûtes, je suis. Je travaille, je fais un roman. Comprenez-le. Allez-vous-en. » 
Mes amis m’avaient répété en effet qu’ils étaient philosophes, ce qui ne peut que me nuire. (…) 
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Au souvenir de qui je fus, je vois un autre, 
Et le passé n’est le présent qu’en la mémoire. 
Qui je fus est un inconnu que j’aime, 
Et qui plus est, en rêve seulement. 
 
Julio Cortazar (in L’Examen
& Henri Michaux (in Qui je fus
& Fernando Pessoa (in Poèmes païens, trad. Michel Chandeigne, Patrick Quillier et Maria Antonia Câmara Manuel)

lundi 16 janvier 2023

Rhizomiques #129

Une fois elle a regardé avec son père un de ces documentaires animaliers débiles qu’il aime tant, elle ne se rappelle pas pourquoi, elle devait s’ennuyer à mourir, et il y avait ce mulot de l’Arctique qui dort neuf mois de l’année, période pendant laquelle il est quasi mort, avec le cœur qui bat genre quatre fois par minute, juste assez pour empêcher le sang de coaguler dans ses veines, mais tous les trois ou quatre jours il doit se réveiller suffisamment pour frissonner pendant au moins une demi-heure histoire de ne pas mourir complètement, et si elle pouvait faire pareil, pense-t-elle, si elle pouvait être dans cet état de non-mort jusqu’à l’âge adulte, alors peut-être qu’elle tiendrait le coup. 
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Ensuite, je suis restée longtemps immobile parce que j’étais (peut-être) morte. C’était le genre de pensées qu’aurait un enfant futé – si je n’essayais pas de bouger et si je n’en étais pas incapable, alors je ne saurais (peut-être) pas si j’étais morte ou encore vivante. 
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Suzanne ouvre les yeux et les referme aussitôt. Elle a vu que le jour se levait à peine. Elle essaie de se rendormir. Un choc précis et léger vient de frapper le matelas. Le chat a sauté sur le lit. La tête enfoncée dans l’oreiller, Suzanne sourit en sentant les pattes du chat se promener près d’elle. Il s’approche, puis s’éloigne, et à chaque fois qu’il pose une patte, une onde ténue parvient jusqu’à elle. Parfois il hésite, et elle croit voir sa patte avant repliée, gracieusement suspendue. Suzanne sort lentement sa main de sous le drap pour qu’il vienne y frotter sa tête, et se souvient à cet instant qu’elle n’a plus de chat. Son chat est mort l’an dernier. 
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Quand je m’éveille, la première mesure d’urgence qui me vient à l’esprit est de me rendormir. 
 
Sarah Moss (in Encore un jour de pluie
& Joyce Carol Oates (in Accident d’arme à feu
& Florence Seyvos (in La sainte famille
& Julio Cortazar (in L’Examen)

mercredi 11 janvier 2023

Rhizomiques #128

Sa future épouse pleure dans ses bras parce que le printemps, sa saison préférée, est fini. 
Tu ne peux pas pleurer parce que l’été arrive, il dit. Je pourrais comprendre que tu pleures pour l’hiver. Mais l’été ?  
Je pleure sur ce que je veux, elle répond. 
Il est surpris. Les gens peuvent-ils faire ça, pleurer sur tout ce qu’ils veulent ? Il aimerait que ce soit vrai pour lui. Il est incapable de pleurer sur quoi que ce soit. 
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Il aime la vie… Mais un peu à la manière d’un dinosaure qui assisterait à l’entrée de la météorite dans l’atmosphère terrestre. 
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Je ferme les yeux et j’écoute le grondement et le fracas du monde qui passe en trombe. Nous aussi, nous passons en trombe. Le vent cinglant nous double. Nous sommes si brefs. Un pissenlit d’un jour. L’enveloppe d’une graine ricochant sur la glace. Nous sommes une plume tombant de l’aile d’un oiseau. Je ne sais pas pourquoi il nous est donné d’être tellement mortels et d’éprouver tant de sentiments. C’est une blague cruelle, et magnifique… 
 
Ali Smith (in Printemps) 
& Frederik Peeters (in Oleg) 
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)