mercredi 23 avril 2025

Rhizomiques #208 (cycles nutritifs)

Un détail très intéressant concernant la vie des paresseux tridactyles : ils vivent en symbiose avec des petits papillons de la famille des Chrysauginae qui se nichent dans leur pelage et pondent des œufs dans leurs excréments. Ces papillons libèrent des composés azotés et phosphorés dans la fourrure des paresseux, ce qui favorise la croissance d'algues. Ces algues sont mangées par les paresseux quand ils entretiennent leur pelage, ce qui leur permet d'obtenir des nutriments essentiels qui ne sont pas présents dans leur maigre alimentation habituelle à base de feuilles. Et une fois par semaine, ils descendent de l'arbre pour déféquer.
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Si l’on avait toujours pensé que les wombats en captivité s’abstiennent de déféquer des cubes, il était avéré quelques exceptions ; certains wombats au nez poilu du Nord, gardés en résidence depuis que ce groupe était à la limite de l’extinction, s’étaient attelés à fabriquer des murs avec des briques de forme cubique. Ils n’étaient pas très nombreux, mais leur cas restait sans explication.

[Note de l’autrice (V. D.)
Pour rappel, l’absence de ce comportement chez le wombat en captivité avait d’abord fait l’objet d’une hypothèse hydromécanique (les fèces cubiques étant tributaires d’une alimentation faible en eau des climats arides). À celle-ci s’était substituée une autre selon laquelle le comportement en captivité serait inhibé faute de partenaires à qui les messages pourraient s’adresser.]
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Je contemplais les capitules de camomille globe qui tournaient sur leur tige en suivant le soleil. L'écorce des mesquites craquait au fur et à mesure de leur croissance, et le vent, en soufflant, formait des messages de sable complexes rédigés en sanscrit, et je sentais s'animer au fond de moi toutes les créatures – bactériennes, archéennes, virales, fongiques – constituant le microbiome – deux pour cent de notre masse corporelle, paraît-il, l'équivalent, en taille, du foie ou du cerveau –, tous ces êtres vivants qui vaquaient à leurs occupations dans la grande forêt vierge de mes entrailles, qui mangeaient, nageaient, chassaient, vivaient leurs propres aventures et expériences, et le temps entre deux battements de mon cœur correspondait pour eux à des siècles ; simultanément, je me considérais comme une mitochondrie dans le corps de la galaxie, et je considérais la galaxie comme un point dans le corps de l'univers, et une aide-soignante me faisait manger de la purée de carottes, et on me faisait une autre piqûre, et je sentais de l'eau tiède couler sur mes quartiers arrière quand on changeait ma couche.
 
Peter Stamm (in L'heure bleue)
&
Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Dan Chaon (in Somnambule)

jeudi 17 avril 2025

Rhizomiques #207 (hormones)

La première fois que nous avons couché ensemble, ça m’a rendue si heureuse que j’ai cru en devenir folle, convaincue que notre relation prenait le bon cap. Sa bouche était auréolée d’une odeur parfaite que j’arrivais presque à percevoir avec ma langue – ce qui composait cet arôme indéfinissable, je le savais, se trouvait dans les éléments physiques qui aimantaient nos deux corps.
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    J’adore ton odeur, me dit-elle.
    Je lui répondis : « Tu ne m’aimes pas. C’est mon microbiome que tu aimes. »
    Elle éclata de rire (…). Je lui expliquai qu’une personne avait dix fois plus de cellules bactériennes que de cellules humaines et qu’il nous fallait cent fois plus d’ADN bactérien que d’ADN humain pour faire marcher l’organisme.
    Ses yeux se plissèrent d’amour. Autrement dit, nous, on est l’échafaudage ? Et elles, le bâtiment ?
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Je réponds à côté, lui dis que la psychologie clinique oblige tout ce que nous appelons amour à rentrer dans les cases du pathologique, du délirant ou du biologiquement explicable, que si ce que j’éprouvais n’était pas de l’amour alors il me faut admettre que je ne sais pas ce qu’est l’amour, ou, plus simplement, que j’ai aimé un homme mauvais. Toutes ces formules vident l’amour de son bleu pour ne laisser qu’un poisson laid et dépigmenté battre de la queue sur la planche à découper d’une cuisine.
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Ils salissent tout, ces savants. Sous couvert de rigueur scientifique ils ridiculisent magie et poésie, réduisent tout à des composés ou des processus chimiques : là où vous voyez un beau soleil d'été, leur pauvre et terne esprit ne discerne qu'une naine jaune composée d'hélium et d'hydrogène ; et pour ce qui est du coup de foudre, à les entendre il ne s'agit que d'un vulgaire lâcher de noradrénaline commandé par l'hypothalamus aux glandes surrénales. « Est-ce que tu m'aimes ? - Non, c'est juste mon ocytocine qui se libère. » Ainsi mettent-ils le ciel plus bas que terre.
 
Megan Nolan (in Acts of Desesperation)
& Richard Powers (in Sidérations)
& Maggie Nelson (in Bleuets)
& Marcus Malte (in Aux marges du palais)

mardi 15 avril 2025

Rhizomiques #206 (flairer)

Elle s’assied en face de moi. « En fac de médecine, on a lu une étude selon laquelle les mères pouvaient identifier leur bébé à l‘odeur à partir d’un jour après leur naissance. À l’époque, je pensais que c’était bidon.
- Et c’est vrai ?
- Je t’aurais reconnue à l’odeur dès les premières heures. Ça me réconfortait, c’était presque comme une drogue. J’étais accro à l’odeur de ma fille. Je te reniflais la tête sans arrêt quand tu étais bébé. »
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Certains hommes sentent bon, et d’autres non. Vous me comprenez si vous êtes le genre de femme à humer un melon côté tige pour le choisir, si le parfum du seringat ou du lilas vous cloue sur place, ou si vous passez dans un coin boisé et savez après avoir avalé une bonne goulée d’air que le pied moelleux, charnu et humide d’un champignon vient brusquement de sortir de terre non loin de vous. Les hommes sentent bon de différentes façons. La vanille salée. La terre chaude. L’herbe nouvelle. La feuille amère. Certains ont une absence d’odeur inquiétante. D’autres se défoncent à l’eau de Cologne. On peut sentir la peur, la vanité, la méchanceté cachée, un cœur solitaire, l’envie, et les opinions cruelles. Et aussi la confiance en soi, décontractée. Même la bonté. On peut sentir si un homme vous aime.
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J’ai enfin pu le flairer. Et là, j’ai succombé à jamais. Son odeur, bon sang, son odeur. Sa peau exhalait un arôme corsé, attirant. Rien de repoussant. Rien du tout. Pas de lotion ni d’eau de toilette pour la couvrir. Cela faisait des années que je n’avais pas respiré une odeur corporelle aussi pure, aussi brute. Pourquoi les hommes de ma classe sociale s’escriment-ils à dissimuler la leur ? Pourquoi cette manie de s’imprégner d’accents "tabac" ou "bois" ou "cuir" ?
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Lorsque Guillaume entra dans la pièce, il était bien trop loin pour que Clotilde puisse renifler sa peau et son parfum. C’est un détail physique qui activa le mécanisme, poussant immédiatement son cerveau à produire de la phénylétylamine en quantité industrielle. (…) Ce qui bouleversa Clotilde, la happa, la ravit, ce fut la perfection de l’arête de son nez, un nez comme un museau, dont l’os en sa racine avait dû connaître une fracture, un nez long, pointu, parsemé de tasses de rousseur, qui lui donnait l’air d’une souris.
 
Laurie Halse Anderson (in Filles de l’hiver)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Guillermo Arriaga (in Sauver le feu)
& Chloé Delaume (in Pauvre folle)

jeudi 10 avril 2025

à l'abri de quoi ?

1er juillet

    Ils sont revenus pour la première, avec leurs parents et avec d’autres gens, ça commence à faire beaucoup, les agents de sécurité agrandissent l’espace du public en déplaçant peu à peu les barrières qui mettent à l’abri… de quoi ? Depuis quand, des agents de sécurité si présents pour un spectacle de rue, d’accès gratuit ? Depuis sans doute une dizaine d’années, c’était pire alors, c’étaient des militaires agrippés à leurs fusils-mitrailleurs lors des festivals d’été.
    J’arrive au dernier moment, la chorégraphe n’a plus besoin de moi. La veille elle m’a offert un ballotin de chocolat, comme à toute l’équipe. Je viens du spectacle précédent, le solo d’un ami marseillais, présenté dans un jardin. J’ai pleuré, c’était bon. Une deuxième fois j’ouvre mon sac au regard d’un employé racisé. Cela semble admis, dans l’ordre des choses, ne poser problème à personne. À la fin du spectacle, les spectateurs sont invités à rejoindre la danse, même les timides.
    Je me suis rendu dans la ville en vélo, je n’habite pas loin. Cela redescend pour rentrer chez moi, à l’exception d’un raidillon que je peux aborder avec de l’élan. Je pense à Lorelei dont je dis souvent pour plaisanter qu’elle écrit en danseuse. Elle n’était pas là aujourd’hui. Les meilleures plaisanteries gagnent à n’être pas trop répétées. L’une des danseuses était curieuse de savoir ce que j’écrivais hors de mon petit carnet. Je lui enverrai un mail. On sera passé à autre chose.

mardi 8 avril 2025

Celles qui mènent la danse

30 juin

Aujourd’hui l’on transpire, c’est la générale du spectacle et cela se déroule en plein air, sur la place du marché. Il y a une clause du contrat qui spécifie que les représentations seront annulées si la température dépasse les 34°C. On n’en est pas encore là. On ne va pas annuler la générale. Et on ne va pas annuler la première, au pire on décalerait l’espace scénique plus près des murs où l’ombre s’étend à mesure que midi s’éloigne. Bien que, plus près des murs, cela sente le poisson. La danseuse dont le copain a perdu l’odorat improvise une entrée en scène où elle se plaint – « Fait trop chaud, pas envie… » C’est drôle, ça fonctionne bien, on valide. Au début de la pièce, les deux danseuses ont reçu comme indication de la chorégraphe d’évoluer avec des jambes en spaghettis trop cuits. Elles pèsent de tout leur poids entre les bras des hommes. En réalité, ce sont elles qui mènent la danse, de toute la puissance invisible de leurs corps gainés. Les gens jettent un regard en passant, c’est une fin de vendredi dans une ville de banlieue. On nous informe que le lendemain, la seconde représentation prévue à 20h30 est annulée sur décision de la préfecture. Des fois qu’une horde de vandales viendrait danser sa propre révolte. Pour l’heure, nous avons un public d’enfants dont les mamans papotent en terrasse au sortir de la maternelle. Ils rigolent beaucoup, sagement assis par terre, sans empiéter sur l’espace où ça danse.

vendredi 4 avril 2025

Un parfum de chair

29 juin

 
    Ils nous disent que les feux d’artifice sont des « mortiers ». Ils nous disent que les armes qu’eux-mêmes utilisent pour « rétablir l’ordre » sont « non létales ». Ils parlent de « peines exemplaires » et de « justice » dans la même phrase. Ils évoquent la « présomption d’innocence » pour une exécution à bout portant.
    Et les braves Français d’abonder la cagnotte ouverte par un sympathisant nazi pour soutenir le courageux policier. Et d’autres Français moins fascistes, peut-être plus timorés, voire sidérés par la révolte qu’ils sentent menacer leurs prés carrés, jugent raisonnable de ne pas prendre parti contre leur classe moyenne.
    Je ne parle que de cela avec cette amie comédienne que je retrouve dans un café avant son départ pour Avignon. Son spectacle traite du refus de rester aux places qu’on nous assigne. On n’est pas des statues. Et le soir, même seul, même dans la pose de l’endormissement, je hume un parfum de chair.

mercredi 2 avril 2025

Quelque chose de plus âcre

28 juin

    Parmi les animaux chantés par Murat ne figure pas la coccinelle.  La mort de Jean-Louis Murat est un désastre pour la biodiversité. Nous manqueront ses mésanges, ses éperviers, ses lièvres et ses musaraignes.
    Au soir je sens encore l’odeur des défuntes forêts canadiennes mais il s’y mêle quelque chose de plus âcre, de plus proche aussi, des pneus cramés ? On entend des feux d’artifice en pleine nuit.
    Le lendemain j’apprends qu’un adolescent a été tué par un policier. Très vraisemblablement il s’agit d’un meurtre raciste, un de plus, un de trop. Je l’aurais appris avec moins de délai que la mort du chanteur.
    La veille, une dame m’avait apostrophé en me montrant un piédestal sans statue – Elle a disparu. – Cela fait longtemps ? – Au moins deux ans. – Elle se cache peut-être au fond d’un atelier de rénovation.
    Vous parlez bien le français, m’avait félicité la dame, dont l’accent étranger était prononcé. Alors que je n’ai pas le type arabe ni la peau noire. La police ne me menace pas dès que je sors de chez moi.