mardi 6 mai 2025

Rhizomiques #212 (les a-côtés du vide)

 
Souvent pour comprendre, il faut regarder au cœur même du vide.
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    (…) Au lieu de ça, Navidson a fixé le vautour à gauche et Delial au centre, laissant ainsi volontairement vide toute la partie droite du cadre.
    Quand Rouhollah W. Leffler a réexaminé la photo de Navidson à l’occasion d’une récente rétrospective, il a fait ce commentaire mélancolique :
            Les gens devraient se plaindre davantage de cette zone vide mais à ma connaissance personne n’en a jamais rien fait. Je pense qu’il y a une raison très simple à cela : les gens comprennent, consciemment ou inconsciemment, que cette zone n’est absolument pas vide.
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J'imagine que dans cette vidéo il a eu un petit sourire à un moment donné, s'est levé et est allé à la fenêtre. Il est là, sur un côté de l'image, il préférait être sur le bord qu'au centre et il regarde le monde par la fenêtre, ce monde qui l'a toujours plus intéressé que le regard dans un miroir, le regard dans la caméra.
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Quand on dessine un enfant, on va spontanément le placer à l'endroit de la page qui nous semblera joli, souvent au centre. Or dans la vie, les enfants ne se placent jamais comme on voudrait. Sur une photo, ils bougent, ils courent dans les coins. C'est un peu trahir l'enfance que de composer une illustration avec l'enfant qui se tient comme l'adulte aimerait qu'il se tienne.
 
Michelangelo Antonioni
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Peter Stamm (in L'heure bleue)
& Adrien Parlange (Télérama du 27/11/24)

samedi 3 mai 2025

Rhizomiques #211 (caché derrrière)

    

    Ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas.
    Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends.
    Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance.
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La plus grande partie des processus mentaux qui nous gouvernent sont inconscients, et seulement un tout petit nombre vient à notre conscience.
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Elle regarde son fils, la photo puis à nouveau son fils, oui, bien sûr, elle dit, tu es comme ça. Alors l'enfant se fâche, dit qu'il a bien regardé dans le miroir et elle se trompe, et la photo se trompe aussi. Et sa mère se met à rire, dans le miroir tu te vois à l'envers, ton œil droit est à gauche, ton œil gauche est à droite, tout le monde te voit dans le sens inverse ! Miloudi fixe la photo, cligne des yeux. Ça le stupéfie, de penser que regardant la photo, il se voit tel qu'il est. À la façon des autres, de tous les autres. Avec son vrai visage. La photo dit la vérité, c'est ce qu'il retient. C'est ce qu'a dit sa mère. La photo, ça ne ment pas. Elle montre l'invisible, ce que tes yeux seuls ne peuvent pas voir.
 
Johann le Guillerm (in Le Pas Grand-Chose)
& Lionel Naccache (in Le Nouvel Inconscient)
& Valentine Goby (in La fille surexposée)

mardi 29 avril 2025

Rhizomiques #210 (acte intellectuel)

    Si un être humain parvenait à ranimer un corps, par le galvanisme ou quelque autre méthode encore inconnue, l’esprit reviendrait-il ?
    Je ne le crois pas. Le corps nous trahit et succombe. Mais le corps n’est pas l’essence de ce que nous sommes. L’esprit ne regagnera pas une demeure en ruine.
    Comment pourrais-je t’aimer, mon bel homme, si tu n’avais pas ce corps ?
    Est-ce mon corps que tu aimes ?
    Comment lui dire que je passais la nuit à l’observer quand il dormait, quand son esprit était au repos et ses lèvres silencieuses, et que je l’embrassais pour le remercier de ce corps que j’aimais ?
    Je te vois comme un tout, dis-je.
    Il m’entoura de ses longs bras et me berça dans notre lit humide. Quand mon corps succombera, si je le peux, je projetterai mon esprit dans un rocher, un cours d’eau ou un nuage, dit-il. Mon esprit est immortel – je le sens.
    (…) Comme il est chaud entre mes bras. Comme il est loin de la mort.
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- J’ai une idée. Puisque je t’attire et que tu m’attires, pourquoi ne pas aller faire l’amour chez moi et voir ce qui se passe ensuite, sans engagement.
- Ce serait trahir Marc.
- Tu pourrais le qualifier ainsi ou considérer que tu es excessive en ce qui a trait à ta loyauté.
- Si je couche avec toi, je ne serai plus fidèle mais infidèle.
- Pas obligatoirement. Si nous couchons ensemble une fois et que ça n’a rien d’exceptionnel, tu deviendras encore plus fidèle et liée à Marc parce que, chaque fois que tu verras mes muscles sous mon tee-shirt et que tu seras attirée par moi, tu te diras : J’ai déjà couché avec lui et ce n’était pas génial, alors je me fiche de ses muscles, non ?
- Tu revêts ton désir d’une couche de rationnel.
- Mon désir est rationnel.
- Le désir ne l’est jamais, il est biologique.
- Mon désir pour toi est parfaitement rationnel. L’association de tes qualités séduisantes te rend irrésistible pour moi. En réalité, il me faut énormément d’énergie pour m’empêcher de tendre le bras pour toucher tes cheveux en ce moment précis.
- Non ! assène-t-elle.
- Je ne le ferai pas. Je vais continuer à dépenser de l’énergie pour résister à cette pulsion. Mais ce n’est pas évident.
- Tu pourrais t’en aller, cela faciliterait les choses. (…)
- Je ne peux pas m’en aller, parce que l’énergie que je dépense pour résister à l’envie de te caresser les cheveux ne m’en laisse pas assez pour marcher, ni même pour me relever. Peut-être que c’est toi qui devrais partir.
- Oui, acquiesce-t-elle. C’est ce que je vais faire.
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Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons "voir une personne que nous connaissons" est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.
 
Jeanette Winterson (in Frankissstein : une histoire d’amour)
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)

samedi 26 avril 2025

Rhizomiques #209 (l'imperceptible)

Les fragrances les plus subtiles des fleurs correspondent donc parfois aux seules émanations du microbiote végétal. Mais dans le cas du sureau, et certainement chez une ample communauté d’espèces végétales, il s’agit d’odeurs florales directement émises par des bactéries. Là où les insectes et nous croyons humer des fleurs, nous inhalons parfois des fragrances bactériennes. Cette association entre fleurs et bactéries procède d’une véritable fusion. De manière semblable, nous savons désormais que le goût des fraises est lié au microbiote du fraisier. Voilà qui nous invite à changer notre regard sur les bactéries.
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- Je te jure qu'il y avait des moments où il était vraiment présent, où on avait l'air à deux doigts d'une connexion. Et puis, la minute d'après, plus rien de ce qu'il disait n'avait de sens. Pas comme s'il était dans le brouillard, mais comme s'il était lui-même un brouillard. Comme si mon père n'était plus que du brouillard.
- Pas du brouillard, en fait, plutôt une bactérie, non ?
- Comment ça ?
- On est tous des bactéries. Nos corps recèlent vingt fois plus de bactéries que de cellules.
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    Puis il ajouta : « C’est la chose intangible qui m’attire, pas l’enveloppe extérieure. La chose qui voit, et non l’œil qui effectue la vision. (…) C’est la chose intangible qui m’a attiré vers toi. »
    « En somme, tu me dis que tu trouves mon corps repoussant mais que tu aimes mon âme ? Parce que s’il y a une chose dont je suis sûre c’est que je ne crois pas en l’âme », intervins-je.
 
Jacques Tassin (in Penser comme un arbre)
& Jean Hegland (in Rappelez-vous votre vie effrontée)
& Salman Rushdie (in Quichotte)


mercredi 23 avril 2025

Rhizomiques #208 (cycles nutritifs)

Un détail très intéressant concernant la vie des paresseux tridactyles : ils vivent en symbiose avec des petits papillons de la famille des Chrysauginae qui se nichent dans leur pelage et pondent des œufs dans leurs excréments. Ces papillons libèrent des composés azotés et phosphorés dans la fourrure des paresseux, ce qui favorise la croissance d'algues. Ces algues sont mangées par les paresseux quand ils entretiennent leur pelage, ce qui leur permet d'obtenir des nutriments essentiels qui ne sont pas présents dans leur maigre alimentation habituelle à base de feuilles. Et une fois par semaine, ils descendent de l'arbre pour déféquer.
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Si l’on avait toujours pensé que les wombats en captivité s’abstiennent de déféquer des cubes, il était avéré quelques exceptions ; certains wombats au nez poilu du Nord, gardés en résidence depuis que ce groupe était à la limite de l’extinction, s’étaient attelés à fabriquer des murs avec des briques de forme cubique. Ils n’étaient pas très nombreux, mais leur cas restait sans explication.

[Note de l’autrice (V. D.)
Pour rappel, l’absence de ce comportement chez le wombat en captivité avait d’abord fait l’objet d’une hypothèse hydromécanique (les fèces cubiques étant tributaires d’une alimentation faible en eau des climats arides). À celle-ci s’était substituée une autre selon laquelle le comportement en captivité serait inhibé faute de partenaires à qui les messages pourraient s’adresser.]
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Je contemplais les capitules de camomille globe qui tournaient sur leur tige en suivant le soleil. L'écorce des mesquites craquait au fur et à mesure de leur croissance, et le vent, en soufflant, formait des messages de sable complexes rédigés en sanscrit, et je sentais s'animer au fond de moi toutes les créatures – bactériennes, archéennes, virales, fongiques – constituant le microbiome – deux pour cent de notre masse corporelle, paraît-il, l'équivalent, en taille, du foie ou du cerveau –, tous ces êtres vivants qui vaquaient à leurs occupations dans la grande forêt vierge de mes entrailles, qui mangeaient, nageaient, chassaient, vivaient leurs propres aventures et expériences, et le temps entre deux battements de mon cœur correspondait pour eux à des siècles ; simultanément, je me considérais comme une mitochondrie dans le corps de la galaxie, et je considérais la galaxie comme un point dans le corps de l'univers, et une aide-soignante me faisait manger de la purée de carottes, et on me faisait une autre piqûre, et je sentais de l'eau tiède couler sur mes quartiers arrière quand on changeait ma couche.
 
Peter Stamm (in L'heure bleue)
&
Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Dan Chaon (in Somnambule)

jeudi 17 avril 2025

Rhizomiques #207 (hormones)

La première fois que nous avons couché ensemble, ça m’a rendue si heureuse que j’ai cru en devenir folle, convaincue que notre relation prenait le bon cap. Sa bouche était auréolée d’une odeur parfaite que j’arrivais presque à percevoir avec ma langue – ce qui composait cet arôme indéfinissable, je le savais, se trouvait dans les éléments physiques qui aimantaient nos deux corps.
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    J’adore ton odeur, me dit-elle.
    Je lui répondis : « Tu ne m’aimes pas. C’est mon microbiome que tu aimes. »
    Elle éclata de rire (…). Je lui expliquai qu’une personne avait dix fois plus de cellules bactériennes que de cellules humaines et qu’il nous fallait cent fois plus d’ADN bactérien que d’ADN humain pour faire marcher l’organisme.
    Ses yeux se plissèrent d’amour. Autrement dit, nous, on est l’échafaudage ? Et elles, le bâtiment ?
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Je réponds à côté, lui dis que la psychologie clinique oblige tout ce que nous appelons amour à rentrer dans les cases du pathologique, du délirant ou du biologiquement explicable, que si ce que j’éprouvais n’était pas de l’amour alors il me faut admettre que je ne sais pas ce qu’est l’amour, ou, plus simplement, que j’ai aimé un homme mauvais. Toutes ces formules vident l’amour de son bleu pour ne laisser qu’un poisson laid et dépigmenté battre de la queue sur la planche à découper d’une cuisine.
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Ils salissent tout, ces savants. Sous couvert de rigueur scientifique ils ridiculisent magie et poésie, réduisent tout à des composés ou des processus chimiques : là où vous voyez un beau soleil d'été, leur pauvre et terne esprit ne discerne qu'une naine jaune composée d'hélium et d'hydrogène ; et pour ce qui est du coup de foudre, à les entendre il ne s'agit que d'un vulgaire lâcher de noradrénaline commandé par l'hypothalamus aux glandes surrénales. « Est-ce que tu m'aimes ? - Non, c'est juste mon ocytocine qui se libère. » Ainsi mettent-ils le ciel plus bas que terre.
 
Megan Nolan (in Acts of Desesperation)
& Richard Powers (in Sidérations)
& Maggie Nelson (in Bleuets)
& Marcus Malte (in Aux marges du palais)

mardi 15 avril 2025

Rhizomiques #206 (flairer)

Elle s’assied en face de moi. « En fac de médecine, on a lu une étude selon laquelle les mères pouvaient identifier leur bébé à l‘odeur à partir d’un jour après leur naissance. À l’époque, je pensais que c’était bidon.
- Et c’est vrai ?
- Je t’aurais reconnue à l’odeur dès les premières heures. Ça me réconfortait, c’était presque comme une drogue. J’étais accro à l’odeur de ma fille. Je te reniflais la tête sans arrêt quand tu étais bébé. »
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Certains hommes sentent bon, et d’autres non. Vous me comprenez si vous êtes le genre de femme à humer un melon côté tige pour le choisir, si le parfum du seringat ou du lilas vous cloue sur place, ou si vous passez dans un coin boisé et savez après avoir avalé une bonne goulée d’air que le pied moelleux, charnu et humide d’un champignon vient brusquement de sortir de terre non loin de vous. Les hommes sentent bon de différentes façons. La vanille salée. La terre chaude. L’herbe nouvelle. La feuille amère. Certains ont une absence d’odeur inquiétante. D’autres se défoncent à l’eau de Cologne. On peut sentir la peur, la vanité, la méchanceté cachée, un cœur solitaire, l’envie, et les opinions cruelles. Et aussi la confiance en soi, décontractée. Même la bonté. On peut sentir si un homme vous aime.
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J’ai enfin pu le flairer. Et là, j’ai succombé à jamais. Son odeur, bon sang, son odeur. Sa peau exhalait un arôme corsé, attirant. Rien de repoussant. Rien du tout. Pas de lotion ni d’eau de toilette pour la couvrir. Cela faisait des années que je n’avais pas respiré une odeur corporelle aussi pure, aussi brute. Pourquoi les hommes de ma classe sociale s’escriment-ils à dissimuler la leur ? Pourquoi cette manie de s’imprégner d’accents "tabac" ou "bois" ou "cuir" ?
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Lorsque Guillaume entra dans la pièce, il était bien trop loin pour que Clotilde puisse renifler sa peau et son parfum. C’est un détail physique qui activa le mécanisme, poussant immédiatement son cerveau à produire de la phénylétylamine en quantité industrielle. (…) Ce qui bouleversa Clotilde, la happa, la ravit, ce fut la perfection de l’arête de son nez, un nez comme un museau, dont l’os en sa racine avait dû connaître une fracture, un nez long, pointu, parsemé de tasses de rousseur, qui lui donnait l’air d’une souris.
 
Laurie Halse Anderson (in Filles de l’hiver)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Guillermo Arriaga (in Sauver le feu)
& Chloé Delaume (in Pauvre folle)