mardi 23 décembre 2025

Jubilation

19 juillet
(7/n)

    Le mari d’Élisabeth m'apprenait la veille que "retraite" se disait "jubilation" en espagnol. Je le croise au matin dans le village, en allant remplir ma gourde. Il me conseille d'aller découvrir la vallée d'à-côté. Le pays de ceux qu'on interdisait à sa femme, quarante ans plus tôt, de fréquenter. (Pour qu'au final arrive un pur étranger, du Sud d'au-delà de la frontière, qui allait l'emmener plus au nord.)
    Il est vrai que la vallée d'à-côté est plus belle. Quelques nuages font leur apparition, éclipsant la canicule. Je grimpe aux lacs, face aux glaciers. Il pleut doucement sur le plateau, l'atmosphère empreinte de silence est féérique.
    Je jubile, c'est de tous les âges.
    Repensant au besoin de parler à des gens. Et si nous avions tous besoin de dire (un savoir, une pensée en cours d'élaboration, des découvertes et enthousiasmes) ? (Si nous étions aussi bien la vieille dame qui nous aborde au supermarché pour commenter le degré de maturité des avocats ?) Si, contrairement à ce que je me raconte habituellement, je n'étais pas fondé à me suffire à moi-même ? 
    Et se pourrait-il que l'environnement immédiat de toute mon existence sociale n'ait pas à être appréhendé par un sentiment d'hostilité ? (J'anticipe ma descente des prochains jours dans un Sud gangrené par le racisme...)

 

jeudi 18 décembre 2025

Torrents, prairies, bruissements...

18 juillet
(7/n)


    Enfermé dans ma cage, je ne vois rien, je ne bouge pas, tentant de grappiller un peu de sommeil en plus avant que le soleil ne transforme l'habitacle en étuve, le soleil est encore loin en-dessous des montagnes alors que deux camions viennent et vont au ralenti sur la portion de route où je suis garé, mais que font-ils, en marche arrière les bip-bip-bip prolongés, est-ce la voirie, un entretien des fossés ? Est-ce encore un employé municipal qui se gare à côté et reste au volant, l'autoradio allumé, à écouter d'exaspérants chroniqueurs, puis un collègue qui arrive à sa suite avec une grosse voix, lequel des deux démarre une défricheuse qui s'active tout autour, à projeter des mottes de terre sur la carlingue (hé, ma caution!), pile à hauteur de ma tête ?
    Quand il fait trop chaud je me lève.
    Plus personne.
    Le ciel est vide excepté le soleil bleu pâle.
    Je marche, longuement, toute la journée, je m'élève dans la vallée puis jusqu'au col. Torrents, prairies, fleurs éclatantes. Corps fourbu dans le bonheur de l'effort.
    L'avoir fait. Le faire. Contredire le sentiment éprouvé cinq jours plus tôt quand je m'étais assis  à côté de vieux avérés, par besoin de reprendre des forces... Contrer la pensée du "Ce n'est plus de mon âge". Eh bien si. "Ce n'est plus de mon âge" devrait toujours n'être qu'une pensée d'avant rendue caduque. Un défaitisme biaisé, un manque de lucidité.
    De retour au village je remplis ma gourde. Demande à une femme près de la fontaine si elle sait où se trouve le camping le plus proche. Élisabeth m'invite chez elle et son mari, profiter de leur douche. Et d'un jus de fruit en terrasse, à échanger sur la montagne, la vie, la philosophie.
 

 

mardi 16 décembre 2025

Transition - poussière de rabot

17 juillet
(6/n)

    Tout le jour je m'obstine à trouver où marcher un peu en attendant de marcher beaucoup le lendemain. Mon utilitaire me conduit d'échec en désillusion : la route est fermée, le sentier est éboulé, l'urbanisation moche étend ses tentacules... 
    La dernière tentative m'amène à grimper au milieu de détritus sur un sentier battu, à longer une carrière où des vigiles à chiens patrouillent entre les engins d'extraction, à retenir ma respiration dans la poussière en espérant vaguement qu'au-delà l'herbe sera plus verte, à ressentir de la peine pour la rivière brune en contrebas.
    La nature rabotée supplie qu'on l'achève.
    J'achète un melon.
    Une commerçante retraitée sur son banc explique à une amie qu'elle ne recrutait jamais quelqu'un qui posait la question des congés.
    Un chat intéressé frotte ses puces contre mes mollets.    

samedi 13 décembre 2025

Passer le col

16 juillet
(5/n)
 

Aujourd'hui j'ai rencontré Laurie. Nous avons posé nos sacs à dos, retiré nos casquettes et lunettes de soleil afin de mieux nous voir. Elle a déplié sa carte deux fois plus précise que la mienne pour me montrer où je m'étais trompé et comment retrouver le droit chemin. Son uniforme vert et son talkie à la ceinture m'intimidaient un peu, on se vouvoyait. On a parlé des avantages des randonnées vintage, sans GPS. De la topographie piégeuse de la région. J'avais déjà franchi le "pas" du matin, j'étais descendu dans la vallée opposée. Il me restait la moitié du chemin, un second "pas", plus loin, pour boucler la boucle.

L'exténuation de ça. La nécessité de ça : penser dix fois à renoncer, persévérer, passer le col. Éprouver du bonheur, une fois de l'autre côté. S'extasier à chaque fleur, voire à chaque pierre. La descente du second "pas" est escarpée à ne pas y mettre le pied. Trois bouquetins m'observent sans crainte bien que je fasse glisser des morceaux de montagne. On peut être heureux malgré le malheur, en temps de génocide, en état de désespérance. Non seulement comme des animaux sauvages ignorants des désastres en cours, mais en humains concernés, obstinés et désireux toujours.


mercredi 10 décembre 2025

Transition - de rivière en lisière

15 juillet
4/n
 
    En route vers les montagnes, journée de transition. Défilé de zones industrielles et "artisanales". Un autre bord d'un autre fleuve où se dégourdir, solitaire. Une femme comate sa pause de midi dans sa voiture à l'ombre, un adolescent rate tous ses paniers de basket, inlassablement. Le fleuve ici est une rivière, remonter son cours le redescendre, juste histoire de se dérouiller les jambes. Le basketteur s'éloigne de plus en plus du panier, est-ce preuve d'optimisme ? La femme fume et transpire.
    Avec quoi êtes-vous venus ? demandait le poète*, et je pensais : avec ma désespérance insoluble. Ça ne se dit pas, je me suis tu. Les spectacles que j'ai vus ont répondu différemment. Tu peux venir avec ton vrai visage. Tu peux t'assumer saxifragique. Tu peux t'autoriser à danser. Tu peux donner le moche aussi, le petit, l'effrayé, le laborieux. Tu peux orienter tes dissociations, jusqu'à réconciliation. La liberté est une maîtrise des contraires, je me gare pour la nuit en lisière de réserve.

* Arthur Ribo 

lundi 8 décembre 2025

Un oreiller fend-la-foule

14 juillet
(3/n)
 
 

... Dans mon sommeil j'écrase les deux avocats et les trois bananes dont j'avais oublié que je les avais placés sous la couverture pour un effet laine de verre-frigo. Effet compote et sopalin à trois heures du matin. Cela aromatise l'habitacle, voilà qu'il est près de midi. Les amies 3 et 4 dorment encore, le festival est fini. J'erre dans la ville quelque peu hébétée. Traces de démontage dans les squares et les parcs, reliquats d'affichages. S'asseoir un moment près d'un toboggan et de deux chevaux à bascule. Finalement rejoindre cinq filles et un garçon, deux compagnies aux petits yeux, à une terrasse.

Ne reste plus que mon amie troisième, de Marseille, nous nous promenions le long de la Seine en dégustant des glaces deux boules quand elle habitait Paris ; munis de glaces deux boules nous allons nous asseoir au bord de la Saône. L'amitié s'écoule paisiblement, cassis-macadamia. Alors que les badauds commencent à s'installer en prévision du feu d'artifice nous rejoignons l'amie quatrième pour un resto du dimanche soir. Laquelle m'offre de prendre une douche chez elle et un oreiller pour mon utilitaire – je le serre contre moi, fendant la foule, tandis que les fusées éclatent.

jeudi 4 décembre 2025

Une danse saxifragique

13 juillet
(2/n)
 
Photo : Vincent Muthelet 
Droits d'auteur : Studio Griffon
 
  Je me lève à l'aube, retrouver l'amie cheminant au bord du fleuve, méditant à propos des plantes, du cosmos, de l'existence sur Terre impulsée des profondeurs via les tourbes et les racines. C'est une "aube de la création", première ébauche de spectacle, de promenade participative. On s'égaille plein champ, replanter des pissenlits ; on regarde le ciel entre nos doigts ; on empathise le temps d'une danse saxifragique. C'est délicat, joyeux, ça nous met la rosée aux yeux. La planète est peut-être foutue mais on peut encore placer sa lucidité ailleurs, en vision décentrée de nos accablements. L'amie et son compagnon musicien sont beaux, raison d'espérer non moins que de désespérer, il est ici question de choix.
    Et d'être soi. De laisser s'exprimer la danse. De venir avec son propre visage, ainsi que le proposait le poète.
    Avant midi une autre amie danse sous un loup et une fourrure, il me faut quelques secondes pour l'identifier. Je suis arrivé en retard, j'ai manqué sa prise de parole. On se reverra plus tard. Je ne manque pas le début de la déambulation de l'amie troisième et de son double dissocié. Il y est question de se taire ou non. Six cents personnes dans la rue écoutent. Puis je passe saluer l'amie quatrième, en pause de sa Radio Banane. Heureux de se revoir, à demain ! Je retourne voir danser l'amie deuxième du jour. Elle a conservé le long des bras ses tatouages du matin. Cette fois elle porte une combinaison de chantier et distribue des pensées de chien photocopiées à la hâte.
    La nuit tombe, mes jambes aussi. Je m'assieds à côté de petits vieux, parce qu'il y a de la place, non loin d'un spectacle assourdissant qui ne m'intéresse pas.
    C'est la nuit à présent. Dernier effort du dernier jour, couché sur le flanc et sur l'herbe humide, "Mes amours" en titre comme une provocation : je m'attends à ne pas sourire. Un couple se sépare par textos, une oie casse des assiettes, une mariée chante sa liberté dans une arène de feu électrique... Et tout un flux de joie possible m'envahit, qui me porte jusqu'à l'utilitaire, jusque dans mon sommeil.