mercredi 29 mai 2024

Rhizomiques #191

Je bois du café tout le jour, je fais doucement descendre la boule de larmes séchées dans mon ventre, mon bassin, mes cuisses, mes genoux, tablant sur le fait que, ce soir, elles seront dans mes pieds, larmes séchées mais brûlantes, prêtes à nourrir la flamme de la danse, seule dont je puisse témoigner fièrement.
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Si je ne peux pas y danser, je ne serai pas de votre révolution. 
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- J’ai mal aux os, me suis-je plaint, pendant que je m’asseyais dans le ventre de la pirogue.
- Nos os ne sont pas à nous, à corrigé le passeur. Ils appartiennent aux parents qui sont déjà morts. Ils nous les remettent la nuit. Et les emportent la nuit d’après.
- Je n’aurais pas dû boire votre thé, ai-je avoué avec regret. Vous n’imaginez pas le rêve que j’ai fait cette nuit.
- Personne ne fait de rêves, mon ami. Les rêves sont comme des oiseaux, à la recherche du rêveur. 
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Il n'y a rien de l'autre côté du miroir, rien d'autre que les rêves d'Alice.
 
Marie Richeux (in Climats de France)
& Emma Goldman *
& Mia Couto (in L’accouchement posthume)
& Thomas Arfeuille


* La citation est apocryphe. Librement synthétisée voire extrapolée des véritables mots d'Emma Goldman (in Épopée d'une anarchiste) :

« Dans les bals, j'étais une des plus gaies et des plus infatigables. Un soir, un cousin de Sasha me prit à part. Le visage aussi grave que s'il avait dû m'annoncer la mort d'un camarade, il murmura que la danse ne convenait pas aux agitateurs, et surtout pas quand elle était pratiquée avec une telle impudence... Ma frivolité ne pouvait que nuire à la cause... Je lui répondis de s'occuper de ses affaires... Selon moi, une cause qui défendait un si bel idéal, qui luttait pour l'anarchie, la libération et la liberté, contre les idées reçues et les préjugés, une telle cause ne pouvait exiger qu'on renonce à la vie et à la joie. »

(source : Anarlivres)

mercredi 22 mai 2024

Rhizomiques #190

    C’est toujours ainsi. Une fois qu’on se sent déplacé, on ne peut jamais être à sa place.
    Car une fois le stade du placement atteint, la concaténation est brisée.
    Par corollaire : ceux qui sont à leur place n’ont aucune idée qu’ils sont à leur place. Car ils n’ont pas idée de ce que c’est que de se sentir placé.
    Seuls les déplacés en ont une idée. Car se sentir placé affûte autant le cerveau qu’un cimeterre tranchant comme un rasoir, alors qu’être à sa place évoque des créatures au cou gracile massées dans un enclos, qui broutent, inconscientes.
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Aujourd’hui, en à peine quelques semaines, à la cadence d’une usine de mort, plus de 1,5 million de Palestiniens, déjà résidents d’un camp de concentration, d’un ghetto ou d’une prison, ont été déplacés, et entre 1 et 2 % de la population de Gaza a été blessée ou exterminée.
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    Un documentaire de RMC Découverte, petite sœur de BFMTV, Camions XXL. La techno des engins de secours. "Prenez place au volant de  ces engins vitaux pour les forces de sécurité comme pour les populations." Entre deux camions de pompiers surgit donc, "l'Égide, le bouclier de Zeus dans la mythologie grecque, [qui] s'impose comme l'outil idéal des CRS (...)."
    Admirez "ses deux canons à eau comme des lasers pointés sur leur cible. La force des jets est de 12 bars avec un débit de 1500 litres à la minute par canon. Le camion lanceur d'eau peut facilement déplacer le poids d'un homme." Curieusement, aucun détail n'est fourni sur les conséquences pour le manifestant "déplacé". Un opérateur se réjouit : "L'impact produit sur la personne va la déstabiliser tellement que, psychologiquement, ça va aussi déstabiliser les autres". 10 mètres de long, 4 de haut, 9500 litres d'eau, c'est vrai que c'est un peu déstabilisant (psychologiquement).
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    Monsieur Palomar ne se lasse pas d’observer la course des girafes, fasciné par la dysharmonie de leurs mouvements. (…) Les pattes avant, dégingandées, s’arquent jusqu’à la poitrine et se déroulent jusqu’au sol, comme hésitant sur le choix de l’articulation à mettre en œuvre, parmi tant d’autres, à un instant donné. Les pattes arrière, nettement plus courtes et raides, suivent le rythme par à-coups, un peu de travers (…). Cependant que le cou tendu en avant ondoie de haut en bas, tel le bras d’une grue, sans que l’on puisse établir un rapport entre ce mouvement et ceux des pattes. D’autre part, on note aussi un sursaut de la croupe, mais dans ce cas il ne s’agit que du mouvement du cou qui fait levier sur le reste de la colonne vertébrale.
    La girafe fait penser à un mécanisme construit par assemblage de pièces provenant de machines hétérogènes, mais qui cependant fonctionne parfaitement. Monsieur Palomar, en continuant d’observer les girafes qui courent, prend conscience qu’une harmonie complexe règle ce piétinement dysharmonique, qu’une proportion interne relie entre elles les disproportions anatomiques les plus évidentes, qu’une grâce naturelle s’exprime de ses gestes disgracieux. (…)

    À ce moment-là, la fille de monsieur Palomar, qui en a assez depuis un bout de temps de regarder les girafes, l’entraîne vers la grotte des pingouins. Monsieur Palomar, chez qui les pingouins suscitent de l’angoisse, la suit à contrecœur, et se demande la raison de son intérêt pour les girafes. C’est peut-être parce que le monde autour de lui se meut de manière dysharmonique et qu’il espère toujours y découvrir un dessin, une constante. C’est peut-être parce que lui-même sent qu’il avance poussé par des mouvements de l’esprit non coordonnés, qui semblent n’avoir rien à voir l’un avec l’autre et qu’il est de plus en plus difficile de faire tenir dans quelque modèle d’harmonie intérieure.
 
Joyce Carol Oates (in Somme nulle – recueil de nouvelles Monstresœur)
& Ariella Aïsha Azoulay (in Voir le génocide, in QG Décolonial du 28/12/23)
& Samuel Gontier (Face aux pavés, les superblindés, in Télérama du 27/03/24)
& Italo Calvino (in Monsieur Palomar)

mercredi 15 mai 2024

Rhizomiques #189

Un copain à moi reprenait l’avion pour le Nouveau-Mexique en juin de l’année dernière. C’est le hippie classique qui ne porte pas de chaussures. À l’aéroport, l’employé de la compagnie aérienne lui a dit qu’on ne le laisserait pas monter dans l’avion pieds nus. Alors mon pote a regardé autour de lui, a aperçu un autre freak qui arrivait à San Francisco et lui a demandé : « Hé, mec, je pourrais t’emprunter tes sandales ? Je vais louper mon vol si je ne trouve pas des pompes immédiatement. » L’inconnu lui a dit « Bien sûr », et lui a tendu sa paire, et mon pote a pu rentrer chez lui sans encombre. Ce genre d’échange n’a été possible que pendant une très courte période, entre 66 et 67. En 65, ç’aurait été trop tôt. L’inconnu aurait dit : « Ça va pas, la tête ? Achète-toi tes propres sandales. » Et maintenant, en 1968, il est trop tard. L’inconnu dirait : « Bien sûr, prends-les. Ça fait cinq dollars, plus les taxes ».
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Parfois, on croise un punk entre deux âges, et on pense : "Il fait pitié." La seule chose qui fait plus pitié qu’un punk entre deux âges, c’est un Rasta blanc. J’en ai rencontré un une fois, et il était encore plus seul que moi.
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    C’est un vrai hippie, la petite trentaine, avec de longues boucles blondes lorsqu’il est allongé à ma droite. Mais quand il passe d’un pas traînant à la gauche de mon lit [pour regarder par la fenêtre], je remarque avec une surprise sans cesse renouvelée le trou circulaire et nacré, de la taille d’une soucoupe, tracé au rasoir au-dessus de son oreille dans sa coiffure à la Botticelli. Au milieu scintille une vis en titane dont le filetage se termine quelque part sous sa boîte crânienne, afin d’éviter que sa tête ne se disloque.
    Disons que le hippie a ses propres soucis.
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Que sont les vieux punks devenus ? (…) Les vieux punks ont réussi à rester en vie et dans leur logement à loyer modéré. Ils ne se lamentent pas sur la ville qui a changé parce qu’il n’y a que les connards prétentieux qui font ça. (…) L’essence même du punk demeure le refus de la peur, surtout vis-à-vis du temps qui passe. Pourtant, même Roberta a été un peu troublée de voir son vieux compagnon Preston, son perroquet, quitter ce monde pour le suivant (…). C’est encore punk d’être précédé dans la mort par un perroquet ?

David Mitchell (in Utopia Avenue)
& Louis de Bernières (in La fille du partisan)
& Chris Kraus (in La Fabrique des salauds)
& Zadie Smith (in Les humeurs)

mercredi 8 mai 2024

Rhizomiques #188

Bon, j’étais pas cool. Je jouais pas du cornet, du saxo ni du trombone. Mais qui a envie d’être cool, comme dit la pub, c’est pas cool d’être cool : c’est d’être pas cool qui est cool putain, ça c’est vraiment cool.
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Un blouson en cuir noir est posé à l’arrière de sa chaise. Soit Alan conduit une moto, soit il pense que ça le rend cool. Dans les deux cas, il est pathétique.
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Du contenu de l’armoire émane un je-ne-sais-quoi qui lui donne envie de pleurer. La parcimonie, la rigidité, l’absence de fantaisie que suggèrent ces vêtements, l’uniformité affichée comme décontractée, comme normale  ! À la marge du cool, Franck qui s’habille à la Franck, qui devient expert en ce que Franck peut porter, s’apprenant lui-même par cœur, donnant l’apparence d’une seconde nature à ce qui a représenté des heures, des années de pratique.
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À l’adolescence, les dessins ou les photos découpés dans des magazines que je collais sur mes agendas, ou les cartes postales, les affiches que j’épinglais aux murs de ma chambre me procuraient un plaisir visuel étourdissant, mais clamaient aussi mon désir éperdu d’appartenance, de coolitude. L’une de ces affiches, alors que j’avais peut-être douze ou treize ans, représentait un verre à cocktail avec glaçons, morceaux de fruits et parasols en papier, sur fond rose flashy. Selon mes critères actuels, elle était d’un goût atroce, mais, à l’époque, elle me faisait éclater de fierté. Il me suffisait de la regarder pour avoir l’impression d’être déjà cette créature fascinante, qui semblait dotée d’un tel pouvoir dans le monde qui m’entourait : une jeune fille.

James Kelman (in Faut être prudent au pays de la liberté)
& Chris Kraus (in Dans la fureur du monde)
& Nina Allan (in Conquest)
& Mona Chollet (in D’images et d’eau fraîche)


samedi 4 mai 2024

A contre-saison #20

 4 novembre

"Une feuille d’arbre, répéta Barnes. Que pourrait signifier une feuille d’arbre ? Elle ne serait significative que s’il n’y avait pas d’autres feuilles autour, avec lesquelles elle risquerait d’être confondue. Elle n’aurait de sens que seule, ou singulière pour quelque raison."

Pablo de Santis (in La fille du cryptographe- (cliquer sur le nom de l'auteur)


mardi 30 avril 2024

Rhizomiques #187

C’est l’impulsion qui m’a toujours manqué, un manque d’agilité qui m’empêchait, me bloquait, quand j’étais petite, à l’école. Pendant une demi-heure on nous laissait jouer dehors. Pour la majorité des élèves c’était un laps de temps presque euphorique, mais pour moi, c’était une torture. Je détestais les hurlements, l’exaltation spontanée.
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Le pire c’était la récré. Quand on était en cours ça allait encore parce qu’il était plus ou moins normal d’être sérieux et de ne parler à personne. Mais les récrés, quelle horreur… Dès que ça sonnait ils dévalaient tous les escaliers et fonçaient dans la cour. Ils avaient hâte de redevenir eux-mêmes. Moi, je sortais en dernier. Tout était calculé. Je rangeais mes stylos un à un dans ma trousse, puis mes cahiers, puis je faisais semblant de chercher un truc sous la table… Quand les profs débordaient sur la récré j’étais ravi. Tout le monde râlait mais moi je regardais ma montre : déjà une minute de gagnée.
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Il est difficile de rester seul avec soi-même. La solitude n'est supportable que quand cet imbécile n'est pas là.
 
Jumpha Lahiri (in Où je suis)
& César Morgiewicz (in Mon pauvre lapin)

& Thomas Arfeuille

mardi 23 avril 2024

Rhizomiques #186

Il est difficile de rester seul avec soi-même. La solitude n'est supportable que quand cet imbécile n'est pas là.
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Un voisin qui donne une fête
Des gens qui rient.
Heureusement qu’ils ne m’ont pas entendu, ou alors ils sont assez intelligents pour m’ignorer.
J’aimerais pouvoir m’ignorer.
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(…) cette fausse flatterie de certains groupes de filles
est une fête pur sucre que tu dois manger
les yeux fermés tandis que tu
en avale les cuillerées
en même temps que les sourires de celles qui te flattent
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Je n’aime pas les fêtes. J’ai hérité d’une espèce d’aversion pour la mise en scène du contentement. Je suis né fatigué. Comme disait mon père, ce qui fatigue le plus, c’est ce qui n’arrive jamais.
 
Thomas Arfeuille
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Laura Kasischke (Ce que j’ai appris en troisième, in Où sont-ils maintenant)
& Mia Couto (in Le cartographe des absences)