dimanche 25 mars 2018

25 mars


Ce bébé endormi fera tourner les cœurs au bout de ses cils graciles. C’est plus probablement un garçon, les perdra-t-il – ses cils ? Sur la paupière, une petite éraflure souligne la jeunesse de sa chair à croquer, si tendre. Binh-Dû se souvient d’avoir regardé la peau de ses propres bras, de ses mains, lorsque lui-même était enfant, les croûtes de sang séché sur les genoux, et d’avoir su qu’il se régénérait constamment en même temps qu’il grandissait, et d’avoir été persuadé de sa très singulière immortalité.
Chaque jour ou presque Binh-Dû se réveille, passe sous la douche, jette un œil au cerisier du voisin, mange, se rend dans un magasin acheter de quoi manger, croise des passants dans les rues, travaille, parle avec des amis, se couche, etc. Chaque jour il pense, ressent, perçoit des choses et d’autres. Ce faisant il tourne autour d’une verticalité de siphon, le tabou figerait Binh-Dû, son propre reflet dans le regard de la Gorgone : est-ce intéressant ? Il s’agit de trancher une fois pour toutes et au ras du cou.

samedi 24 mars 2018

24 mars


Non qu’il ne se passe rien quand il semblerait que rien n’arrive. Il y a une infinité de grains de poussière qui volettent dans un seul rayon de soleil oblique sur le parquet. Binh-Dû serait-il mort que l’infinité ne s’en trouverait pas réduite d’un iota. Et chacune de ces choses qui passent et se passent est susceptible d’être décrite, la question n’est pas là. La question est dans le choix de dire ou de se taire.

Binh-Dû ne cesse d’échapper depuis qu’il est tout petit à un cocasse accident de circulation, où il serait renversé par une voiture tandis qu’il regarderait marcher une fille dans la rue. Cette fois encore, il s’est repris à temps, rejoignant in extremis le trottoir. En se déportant discrètement sur le côté, il décide que le profil droit de l’ingénue qui marche devant lui n’aurait pas justifié qu’il en mourût.

Assise de biais en face de lui dans ce café, c’est la première fois que Binh-Dû la voit mais il lui semble reconnaître celle qu’elle était trente ans plus tôt et qui lui aurait inévitablement brisé le cœur dans une délicieuse douleur. Le regard paraît-il reste le même du bébé jusqu’au vieillard, si l’on n’en gâche pas l’intelligence. Cette femme ne cessera pas d’inspirer de l’amour. Il la contemple raisonnablement.

vendredi 23 mars 2018

23 mars


Certains jours Binh-Dû ne sort pas de chez lui. Il ne lui arrive pas grand-chose. Des sensations domestiques, des émotions solitaires, des pensées. Raconter des pensées, ça va un temps, c’est à peine plus valable que raconter un spectacle. Ou un rêve. Il y a des psys pour ça. D’autres jours Binh-Dû s’active de multiples façons, trop pour en raconter quoi que ce soit le lendemain. Il ne voudrait pas être de ceux qui consacrent plus de temps à écrire leur vie qu’à la vivre. Loin au centre de la France vit une femme dont les enfants abordent l’âge des amours adultes. La dernière fois que Binh-Dû et elle se sont vus c’était comme s’ils s’étaient quittés la veille, peut-être même avaient-ils rajeunis vu qu’une vingtaine d’années auparavant ils devaient chacun avoir plus de mille ans. Mais ils étaient si inexpérimentés ! Son ambition à lui était de vivre le roman qu’il deviendrait en mesure d’écrire. Elle trouvait qu’il ressemblait à un personnage, pas nécessairement flatteur. La fidélité croise ses jambes en tailleur, les yeux clos Binh-Dû pressent la solution à tous les maux de l’humanité. Dommage qu’un scribe n’assiste pas à ses révélations pour en retranscrire la logique ! Le silence s'inscrit sur la page blanche.

jeudi 22 mars 2018

22 mars


La silhouette en manteau rouge se tient immobile sous la pluie. Entre ciel et trottoir, c’est la nuit. À mieux y regarder, il n’y a pas de trottoir ni de chaussée, c’est un sol de terre qui absorbe la pluie, qui parvient à saturation. La fille a les pieds dans une flaque allant s’agrandissant, elle se tient peut-être déjà sur un îlot d’où partent des rides concentriques. En fait de manteau, il s’agit d’un imperméable, du genre poncho avec une capuche. La fille porte aussi des cheveux longs qui pendent sur les côtés, détrempés. Elle regarde Binh-Dû en face, les bras ballants. Telle une apparition. Elle ne sourit pas, son expression est un peu triste, ou seulement perdue, frigorifiée ?
Enfant, Binh-Dû grimpait dans la frondaison d’un magnolia. Il y restait des heures, avec des crayons de couleur. Personne ne soupçonnait qu’il était caché là, pensait-il, même sa mère qui prenait le soleil un peu plus loin ou son père qui appelait parfois, raquette de ping-pong à la main, faisant rebondir la petite balle blanche. Binh-Dû ne dessinait pas aussi bien que l’amie à l’imperméable rouge qui romance en autoportrait sa solitude. Au bout d’un moment il avait mal aux fesses, alors il changeait de fourche. Souvent il cédait à l’appel de son père et courait le rejoindre dans le garage où était dépliée la table verte.
Une danseuse balance ses bras de part et d’autre de son corps, du sol jusqu’au ciel, et les étoiles se décrochent dans le mouvement en fond de scène, comme emportées par l’air déplacé, et le ciel tout entier se met à danser en une rotation cosmique infinie, dans son siège Binh-Dû s’envole à leur suite, il n’est rien qui s’abstienne de filer, ni le temps, ni la joie, ni la tristesse, ni la pluie au sortir du spectacle qui finira bien par fleurir le bitume.

(merci à Anaïs Blanchard)

mercredi 21 mars 2018

21 mars

Le premier jour du printemps, Binh-Dû glissait dans le sommeil quand il ressentit au bas de son ventre l’amorce d'un saisissement. Comme il dormait seul, il put aisément inviter auprès de lui, se nichant à la perfection entre ses membres, contre son torse, l’aimée de son choix. Elle se trouvait comme lui dans un demi-sommeil mais répondit, de tout l’amour qu’ils se portaient mutuellement, à cet élan inopiné de tendresse, leurs hanches se mirent en mouvement suivant un rythme lent et puissant qui évoquait à Binh-Dû un bord de mer ensoleillé, une plage paisible rien que pour eux. L’enjeu était de ne surtout pas hâter l’essoufflement du rêve.
Il aurait aimé que se poursuivent ad libitum les retours du printemps, le déroulement du temps, sa vie dans un corps qui ne vieillirait pas davantage – et pourquoi ne se mettrait-il pas à rajeunir ? Il relut un dernier paragraphe qui racontait les premiers instants d’un réveil, l’un de ceux où les yeux de l’amante attendent que vous ouvriez les vôtres. Tant d’ouverture lui semblait faire une excellente fin. Pour résumer, c’était l’histoire d’un homme qui se lève un matin et se rend directement dans la salle de bains de l’appartement qu’il partage avec sa compagne, lui s’appelle Jumien et elle Sylvelle, des prénoms peu courants mais Binh-Dû, au fait, ça vient d’où ?
Pour résumer autrement, c’était l’histoire d’une femme qui se réveille le matin et voit sortir de la salle de bains de l’appartement qu’elle partage avec son compagnon... À la réflexion, Binh-Dû revenu au présent se dit qu’il est peu judicieux de résumer un récit court, déjà qu’on ne tranche qu’une petite portion de la dinde, si c’est pour n’en sélectionner que le sot-l’y-laisse comment inciter quiconque à racler la carcasse ? Certes, la métaphore est inepte. Il faudrait concevoir également l’inversion des attentes et des initiatives. Binh-Dû envisage de devenir végétarien un jour, en attendant il s’applique à commander du thé vert dans les établissements de boisson.
(Ça le choque toujours un peu qu’on dise « les cafés », de même qu’il trouve étrange d’appeler « bureau » une pièce dont l’ameublement central consiste en un bureau. Est-ce une complaisance de même nature ? Cela mérite-t-il qu’on en pense quoi que ce soit un peu longtemps, disons le temps de laisser refroidir le thé ?) Il raconte à la jeune femme assise en face de lui un spectacle de théâtre auquel il a assisté quelques jours plus tôt. Une portion de lui-même se détache alors pour s’élever avec les volutes évanescentes de l’eau chaude infusée et surplomber un instant la situation – faut-il tenter de résumer une pièce de théâtre ?
Heureusement ça ne dure pas. La jeune femme assise en face de Binh-Dû est d’une beauté lumineuse, il s’en avise lorsqu’il se tait et qu’à son tour elle lui raconte des choses bien plus intéressantes. Il le sait depuis des années, que cette jeune femme est belle, et passionnante, et généreuse, il l’a su tout de suite. Il sait aussi que sa jeunesse est la qualité la moins déterminante de sa beauté, de cela il est confiant pour les décennies à venir, quand bien même le printemps, de plus en plus précipité, en viendrait à sonner le 20 mars. Il y a des gens comme ça. D’émotion, Binh-Dû renverse un peu de thé dans la soucoupe.

mardi 20 mars 2018

...


Le réveil n’a pas encore sonné, Jumien retarde le moment d’ouvrir les yeux. Il se sent en suspens entre la veille et le sommeil, il n’a pas encore réintégré son corps. Il lui faut quelques instants pour se souvenir qu’il n’a pas dormi dans leur lit. Ses sensations sont faussées, à la fois il ne pèse rien et il est une masse d’inertie en attente que la parcoure l’énergie du quotidien où il lui faudra bien recommencer à se mouvoir, d’un instant à l’autre. Le sentiment d’une présence soudain le fait frémir : Sylvelle se tient au-dessus de lui, son visage tout contre le sien. Son expression est indéfinissable, Jumien cligne des paupières pour y voir mieux, il y a urgence. Dans les pupilles de Sylvelle se reflète un visage imprécis.