lundi 16 avril 2018
16 avril
« À l’hôtel, on s’occupe de toi », soupire une femme en
passant sous les arbres sans les voir, son regard minimal est fixé devant elle
comme un faisceau de phares qui n’ira pas baguenauder sur les côtés. Il fait
grand jour, les réverbères gaspillent leur énergie en un vague souvenir de
lumière jaune, à peine ce qu’il faudrait pour ne rien heurter devant soi. Le
mari est un angle mort, une présence à portée de bras, un déhanchement jumeau
et fatigué, jambes droites, jambes gauches. Elle ne le voit pas, n’entend pas
davantage – son mari ne trouve rien à répondre mais les oiseaux si, elle ne les
entend pas. Elle ne respire pas le parfum des fleurs. Sa respiration semble
accaparée par l’amertume et les infaillibles déceptions. Son mari entend-il,
lui, à quel point il n’est qu’un homme de circonstances ? S’il n’était pas
là, elle penserait à l’identique, voix rentrée. S’il n’était pas son mari, un
autre aurait aussi bien ou mal fait l’affaire. Ce qu’elle veut, c’est que
« on » s’occupe d’elle. Quelqu’un qui doive s’en charger par contrat –
social, marital ou de servitude. N’importe qui. Au besoin on le paie. Le
« on » qui paierait, guère plus incarné que le « on » acheté,
est ce « toi » qui n’ose se dire « moi ». Que quelqu’un
s’occupe de moi ! Binh-Dû se croit plus exigeant.
dimanche 15 avril 2018
15 avril
Certaines personnes accumulent les soucis avec une telle insistance
qu’on peut se demander si elles ne subissent pas une loi imparable, telle celle
qui veut que les fleuves s’écoulent dans le sens de la pente. La raison des
lois n’est pas toujours limpide, bien sûr on peut vouloir qu’elles servent à
maintenir un ordre des choses préférable à un autre et surtout au désordre.
Mais longtemps les humains ont vécu sans connaissance scientifique du cycle de
l’évaporation. Ils priaient le ciel pour qu’il pleuve ou qu’il cesse de pleuvoir.
Les soucis accablants ont peut-être pour raison de reporter à plus tard la
résolution de problèmes plus fondamentaux.
Binh-Dû évoque peut-être « certaines personnes » pour éviter
d’être plus précis, voire de considérer sa propre situation. Il possède un
talent éprouvé pour la procrastination. De plus, il écrit (façon de retarder l’avenir) ! Ce qui s’accumule ne peut être qualifié de soucis, à peine d’occupations, il
s’agirait plutôt de réflexions. Comme dans un jeu de miroirs où l’on se perd à
se voir partout, non seulement démultiplié mais inversé, où l’on ne sait même
plus distinguer sa gauche de sa droite – et si je lève ma main droite, n’y
aura-t-il pas un moi-même qui, tout en me regardant bien en face, se mettra à
lever sa jambe gauche ?
samedi 14 avril 2018
14 avril
« Ce sont les nouveaux billets de 50 euros ? » remarque
la caissière du magasin bio, « J’ai pas fait gaffe », répond Binh-Dû.
Il sourit gentiment, rassemble ses courses, empoche le change, sort. Comme il
aurait pu se montrer spirituel à partir de cette situation, par exemple
regretter de ne pouvoir parler de son billet au pluriel, ou suggérer que sa
nouveauté lui donne plus de valeur monétaire... À la réflexion, mieux vaut sans
doute qu’il n’y ait pas pensé à temps. Le grand frère de la caissière
n’employait probablement plus l’expression « faire gaffe » quand elle
l’admirait pour sa façon de secouer la tête sur le Smell Like Teen Spirit de Nirvana, ni même son oncle qui doit avoir
l’âge de Binh-Dû, n’a presque plus de cheveux, et s’est moqué quand il a appris
qu’elle rejoignait une coopérative de « bouffeurs de graines ». Auparavant,
Binh-Dû s’était rendu au supermarché, il avait eu la chance d’y croiser cette
autre caissière qui est charmante elle aussi, qui le regarde bien dans les yeux
et lui donne du « Monsieur » avec un zeste de gravité énigmatique
depuis une quinzaine d’années. Elle est devenue manageuse caisses, on la voit
moins souvent. Cette fois ils se sont dit « Bonjour ». Elle a ajouté
« Ça va ? », à quoi il a répliqué « Oui, merci, et
vous ? » Il se souvient encore d’avoir dit « Ben oui »,
mais peut-être était-ce un autre jour.
vendredi 13 avril 2018
13 avril
À son lever, Binh-Dû lit l’histoire du moine qui veut sauver du temple
en feu une statue de Bouddha qu’il charge sur son dos, si grande qu’elle reste
bloquée en travers de la porte, rien à faire, tirer, pousser, lui pourra
s’échapper mais pas elle. (Et l'on voudrait persister à parler du Bouddha en disant "elle", d’abord en vertu de la féminité du sourire, ensuite en raison du désir ardent du moine de garder la statue au plus près de lui.)
Il n’est pas question de volonté et de désir dans cette histoire, il y
a beaucoup de choses dont il n’est pas question ici. En fait, toutes les
questions relatives à cette histoire sont des chausse-trappes, des réduits aux
portes trop étroites.
Dans la journée, Binh-Dû s’en va prendre livraison d’un colis en
attente, dont le poids rend hasardeuse l’entreprise de ligotage à l’extérieur
de son sac insuffisamment grand, puis le hissage du sac, alourdi du carton,
sur ses épaules. Ainsi chargé, il se promène le long du canal, à pied, à
vélo, il va au cinéma, il rentre chez lui à la nuit. (Le colis renferme des
objets qui lui sont précieux mais ce n’est toujours pas la
question.)
jeudi 12 avril 2018
12 avril
De dos par rapport à Binh-Dû qui s’approche, un homme très grand en
long manteau de cuir téléphone en marchant. On n’entend pas encore ce qu’il dit
mais le dessin d’une tête de mort ressort nettement sur le cuir de vache. Le
col est relevé, la nuque de l’homme inclinée, la peau de son crâne est nue. Que
peut bien dire la mort au téléphone, Binh-Dû tend l’oreille : « Ici
tout est tranquille... Tout le monde se connaît... C’est une ambiance de petit
village... »
Voici ce que décrit l’homme d’une voix douce. Au tournant de la rue une
porte de garage privé se soulève dans un chuintement huilé, accompagné du
clignotement rassurant d’une loupiote. Les oiseaux chantent dans les arbres, le
ciel est uniformément bleu. Les dioxydes de carbone et les particules fines
sont à des taux de concentration
remarquablement bas. Un hélicoptère de la gendarmerie tourne
paisiblement ses pales à moyenne altitude.
Binh-Dû se hâte de rentrer chez lui. Il ouvre la fenêtre mais ferme les
rideaux pour se protéger de la réverbération du soleil sur les murs beiges des
bâtiments qui l’enserrent. Ainsi il entend moins la résonance des
conversations Skype du voisin d’en-dessous, lequel n’ouvre jamais ses volets ni
de jour ni de nuit. Quand le voisin sort de chez lui, il veille à rabattre la
capuche de son sweat par-dessus les gros écouteurs de son casque. Mais quoi que nous fassions, nous ne nous pardonnerons pas notre imprévoyance.
mercredi 11 avril 2018
11 avril
Binh-Dû a l’ambition de récupérer son ventre d’origine. Celui-ci
s’était éclipsé en douce, sans doute passant par le nombril, remplacé par un
bourrelet. Reviens ! lui intime Binh-Dû, parlant sur le souffle au long
d’une séance d’abdominaux. Il faut que tu aspires ton ventre à l’intérieur, lui
a conseillé une amie qui a accouché il n’y a pas si longtemps de cela. Drôle
d’image, autant que celle d’une tablette de chocolats. Binh-Dû trébuche dans
son décompte, il inspire à contretemps. Penser aussi à garder le dos droit,
cela fait beaucoup, cela suffit pour aujourd’hui.
Au soir, le ventre est revenu sous le bourrelet. Une présence nichée au
creux du pneu, qui tire sur les muscles, Binh-Dû grimace un peu en riant – il
bouge ! Il est vivant ! Ce sentiment d’être mû de l’intérieur,
Binh-Dû l’avait perdu, maintenant il va pouvoir respirer pour deux à nouveau,
soutenir son pas, courir qui sait ? En une souple translation de
barycentre. Son cerveau reptilien à nouveau dédoublé, est-ce que cela se voit
déjà ? Il déboutonne sa chemise, bof. Un gargouillis familier,
timidement, se manifeste.
mardi 10 avril 2018
10 avril
Est-il un nombre restreint de femmes idéales pour l’homme idéal que
serait Binh-Dû ? La question ne peut être posée qu’en période de disette
amoureuse, elle paraîtrait grossière autrement. Il y aurait toujours moyen de
se rattraper, en assurant que le nombre ne fait rien à l’affaire, que ce n’est
pas tout d’être idéale, encore faut-il être idéelle, et autres noyages de
poisson. L’amour échappe, sa preuve a disparu avec la photographie du profil droit de Barbra Streisand.
On cherche toujours. Tout de moi est à toi, et que mes yeux soient le miroir des tiens ne signifie rien de probant si ce n’est une certaine propension au
narcissisme.
Binh-Dû n’est pas tous les « on » du monde et « on »
n’est pas Binh-Dû, la cause est entendue, mais ses mains caressèrent nombre de
seins adorables (et ses yeux, sans se vanter, par l’invite rêveuse d’un
décolleté.) Autant croire que reste à rencontrer le corps jamais encore connu,
et l’esprit, et l’âme, et les configurer en fantasme absolu. Jusqu’à la faire
advenir un jour, cette trinité unie, avec quelques charmants défauts de
conception, tellement humains. Alors, on en reparlera.
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