mercredi 22 août 2018

22 août

Quand on lui vante (pour le lui vendre) un produit culturel divertissant, un « feel-good » ceci ou cela, Binh-Dû  se prend de tendresse à l’égard de ses traumatismes persistants. « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », t’as qu’à croire. Binh-Dû est avide d’expériences mais pas au point d’aller se foutre dans des situations grotesques et plus ou moins dangereuses pour le plaisir du frisson et des récits qu’il en ferait ensuite. L’été bat encore son plein, il y a tout un tas de conneries à faire. On peut même rester sur le bord de la plage et espérer une catastrophe bénie.
Il y a l’embarras du choix. Encore davantage si l’on considère comme sujets de discussions excitées, passionnées, les impondérables qui accablent nos proches. Si l’on se met à la recherche de la bonne parole. Si l’on peut se faire son roman ou son film à domicile. Binh-Dû trouve au contraire un certain réconfort à se souvenir que son corps a eu peur, et qu’il ne s’en est pas tout à fait remis. Il est des reculs qui ne trompent pas, ou du moins qui quémandent une explication. « Je sens une petite dépression là, vous avez subi un choc côté gauche ? » induit l’ostéopathe.

mardi 21 août 2018

21 août


Un nouveau jour se lève pour les vivants, mais les morts en restent à celui de la veille. Plus pour eux, ce ciel voilé, la menace d’un orage, ils s’en fichent pas mal de savoir s’il va éclater ou non. Ils n’en ont pas même connaissance. Le dernier jour est celui de la dernière référence, à compter de laquelle on peut commencer à faire à rebours le chemin parcouru. Comme une récapitulation, quelque chose d’aussi paisible qu’une respiration dans le lit juste avant l’endormissement, sauf qu’il n’y a plus de volonté pour inviter l’air dans les poumons, bientôt il n’y aura plus de poumons, plus de corps. Mais la présence dans l’air perdurera autour des vivants, ils nomment cela souvenir. Ils regardent un souffle de vent agiter les branches du cerisier, ils éprouvent un instant le privilège d’en être témoin, car il s’agit bien d’un événement digne d’une supplique et d’un remerciement. Mais tout est déjà vécu de ce qui reste à vivre, de même que notre mort – à nous dont les poumons s’emplissent et se désenflent et s’emplissent à nouveau – est un souvenir à retrouver. Binh-Dû parcourt dans les deux sens, à son gré, le chemin de sa vie entière, comme on feuillette un livre aimé. C’est son livre de chevet, augmenté d’annotations au crayon à papier dans les marges, un jour il le rangera dans la bibliothèque.

lundi 20 août 2018

20 août


Il s’agirait d’être moins déprimant. Voir la vie du bon côté, le meilleur de la médaille. (Pile, face, ce n’est pas si évident.) Chausser les lunettes teintées de rose (et ne pas s’en trouver renversé d’écœurement). Faire tourner ce qui reste dans le verre avec un contentement d’initié. Chasser les oiseaux du malheur qui auraient l’idée saugrenue de bâtir leur nid sur notre tête. Rigoler un peu, que diable ! Tout ce cirque est-il si tragique ? Après la pluie le beau temps, sous les nuages le ciel bleu et l’hiver venu on regrettera l’été trop chaud.
Binh-Dû fait de son mieux, mais comment ne pas voir répétition quand il y a répétition ? Certes ce ne sont pas les mêmes protagonistes, l’époque est différente, aucune relation n’est identique à une autre. Mais certes il y eut amour puis prise de distance puis retour d’amour puis deuxième éloignement (ne pas dire « second »). Et lassitude à constater le modèle. C’est l’heure où les murs blancs réfléchissent la lumière extérieure et où Binh-Dû choisit de fermer les rideaux plutôt que de s’en aller promener. Demain sera un autre jour.

dimanche 19 août 2018

19 août

Que signifie un ouvrier du bâtiment à qui l’on dit bonjour alors qu’il apparaît dans l’encadrement de la fenêtre, voûté et ahanant sous le poids d’un escabeau porté cahin-caha en haut de l’escalier extérieur, et qui passe sans même répondre d’un grognement ou d’un signe de tête ? Il a l’air de penser pis que pendre de ce qu’un bref coup d’œil lui a permis d’apercevoir chez vous, de vous-même qui le regardiez au travail, mais peut-être n’a-t-il pas entendu votre salut, peut-être ne vous a-t-il pas vu, aveuglé par l’effort, peut-être n’a-t-il pas pu hocher la tête, le cou tendu pour résister au poids de sa charge, peut-être a-t-il grogné un bonjour qui s’est confondu avec son ahanement ? Trois heures plus tard il range ses outils dans sa camionnette quand vous descendez de votre vélo, en sueur et à bout de souffle, vous grimacez un sourire quand il vous reconnaît derrière vos lunettes noires, et là encore il ne répond pas, qu’est-ce que cela signifie ? N’aime-t-il pas les cyclistes, êtes-vous si essoufflé que votre sourire ressemble à un rictus hostile ? Ou décidément, les remplacements de tuyauterie dans les salles de bain exiguës sont une tannée, surtout quand il faut en prime bricoler tout un nouveau système de fixation et qu’on est déjà en retard sur le planning ? Est-il toujours aussi antipathique ? Méritez-vous son dédain ? Était-il objectivement lourd, cet escabeau ? Y a-t-il quoi que ce soit d’objectif, hors la fuite sous l’évier du voisin ?

samedi 18 août 2018

18 août


Les faibles précipitations annoncées se révèlent franche dégringolade, dans son rapport au ciel Binh-Dû sait depuis longtemps que les attentes ont pour principal intérêt d’être contrariées ; et la contrariété elle-même se mue en amusement. Il y a de la sagesse à regarder tomber la pluie sous un marronnier et les joggers maculer de boue leurs mollets. Un escargot vénérable semble lui-même vouloir trouver abri entre les jambes de l’homme planté sous le marronnier. Rien ne presse. On profite d’avoir été surpris.
On remercie ceux qui prétendent savoir ce dont ils n’ont pourtant qu’une connaissance imprécise. Ceux qu'il ne faut pas croire, ou alors pour la simple curiosité de voir où mènera le détour. Au bout d’un certain temps le désir revient dans le sexe, juste en-dessous de l’abdomen. Comme une circonvolution programmée, qui fait de chacun un homme, un chat, une fougère. Le cœur s’émeut à contempler les nervures des feuilles, leur irréfléchie générosité. Comme en pleine nuit, tendre son visage à l’averse et faire un vœu.

vendredi 17 août 2018

17 août

« Tu es généreux », te dit-on, et cela te met dans un léger embarras car tu ne voudrais pas contrarier ceux qui t’aiment. Tu te sens à chaque fois crédité d’un mérite, ce qui remettrait en question la pureté de tes intentions. Tu y gagnes tant ! Mais c’est vrai, il y a énormément de générosité qui t’entoure, au point de déteindre sur ta personne. La route du nord est ponctuée de haltes potentielles où des amis seraient heureux de t’accueillir, crois-tu. Même si tu n’as pas vraiment envie de parler. Tu as envie d’être de retour chez toi après une longue absence, d’y réinsuffler l’envie de repartir. Heureusement tes amis ne sont pas chez eux, tu les verras mieux une autre fois, sans opportunisme. Depuis ton réveil tu bois par inadvertance une eau frelatée qui vieillissait dans une bouteille décoincée de sous ton siège. En connaissance de cause tu aurais eu peur. Mais ta destinée est assurée, combien de fois faudra-t-il te le confirmer ? Tu te portes à merveille. Le moteur hoquette, tu évalues ton autonomie : l’aiguille n’est pourtant pas complètement entrée dans le rouge. Une station d’essence inespérée se profile, tu n’en es plus qu’à une centaine de mètres quand le moteur cale. Un type à qui tu n’aurais rien demandé, seul autre être humain de passage, t’aide à pousser la voiture jusqu’à la pompe. En voilà, de la générosité.

jeudi 16 août 2018

16 août


Un, tu as négligé le paysage hier, aujourd’hui tu monteras dans la brume. Le matin tu entendras une vache meugler sans en voir les cornes. L’après-midi tu resteras en arrêt devant un taureau immobile. Tu ne bouges plus. Tu écoutes. Tu entends un silence total, tel que tu ne te souviens pas d’en avoir jamais entendu. Pas même un insecte, pas même le souffle du taureau. Seul ton cœur, mais tu le sens battre plutôt que tu ne l’entends. Le taureau doit entendre le même silence, et un cœur différent, plus gros, au sang plus noir.
Tu sais à présent que « passage » était un terme employé durant la guerre, quand il s’agissait d’aider Juifs et opposants au nazisme à franchir les Pyrénées. Comment se transmet la mémoire dans les usages. Depuis plus de soixante-douze ans une carcasse de bombardier n’en finit pas de rouiller juste en-dessous du col, tôle éparpillée parmi les rochers du parc naturel. Dire que d’aucuns épiloguent sur les mégots jetés au bord des routes départementales... Ce qui n’est pas antinomique. Le berger préfère ses chiens aux touristes.
Deux, puisque tu n’es visiblement pas un touriste il t’indique la principale voie d’accès au col, mais tu confonds ta droite et sa droite, lentement tu t’extrais du brouillard pour n’apercevoir plus de chemin. Mais une crête au-delà de laquelle voir l’autre côté, déjà tu te retournes et ta bouche s’arrondit d’un « Oh ! » sous le soleil. Plus haut c’est encore plus beau, céleste, tout autour de toi une banquise de nuages. « Vision céleste », « Banquise de nuages », on dirait des noms de tisane ou de dessert glacé, et tu serais un dieu joufflu régnant sur l’Olympe.
« Quand peut-on dire que la brume se transforme en pluie ? – En milieu d’après-midi. » Trois, en tongs tu mets genou à terre pour renouer un lacet à l’envers. Le soleil tapait si fort que le dieu a préféré redescendre dans les mondes inférieurs, d’abord longeant les débris de l’avion, puis retrouvant chevaux et vaches indistincts, cochons sauvages, araignées aux toiles emperlées. En route vers la douche tu as les orteils bleus car tes chaussettes trempées ont déteint. La petite fille acquiesce quand tu lui proposes une double boucle.